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Assiste-t-on en Tunisie à une nouvelle forme de colonisation ?

La délégation des bailleurs de fonds reçue le 12 juillet 2018 par le président Caïd Essebsi.

«L’histoire n’est qu’un éternel recommencement!», disait, Thucydide. Cette vérité vient à l’esprit après la récente visite en Tunisie d’une délégation de 8 bailleurs de fonds pour apporter au gouvernement Chahed un soutien financier pour l’aider à contenir une crise qui risque de mener le pays à la banqueroute.

Par Khémaies Krimi

Par les chiffres, ces institutions financières et de développement, en l’occurrence, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM), la Banque africaine de développement (BAD), la Banque européenne d’investissement (BEI), la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd), l’Agence française de développement (AFD), la KfW et la Société financière internationale (SFI), ont décidé d’accorder à la Tunisie, sous forme de dons et de prêts, un montant de 5,5 milliards d’euros (environ près de 17 milliards de dinars), dont 2,5 milliards d’euros (7,7 milliards de dinars) programmés pour l’année 2018/2019. La seule conditionnalité apparente exigée par les bailleurs de fonds est de voir le gouvernement tunisien poursuivre les réformes convenues à un rythme plus accéléré.

Une initiative inédite qui en dit long sur la gravité de la crise

Cette initiative, prise en commun par une dizaine de bailleurs de fonds, est de toute évidence un phénomène inédit depuis l’accès du pays à l’indépendance en 1956.

Elle traduit de manière éloquente l’extrême gravité de la situation qui prévaut, actuellement, en Tunisie. En même temps, elle rappelle bizarrement la crise financière qu’avait connue la Tunisie entre 1864 et 1869 et qui avait mené, dix ans plus tard, à l’occupation du pays par la France le 12 mai 1881. Les temps et les habitudes de la communauté internationale ont beaucoup changé depuis, mais la similitude des situations a de quoi troubler et interpeller les analystes.

Pour mémoire, au cours de ces années 1864-1869, la Tunisie a connu une grave crise due à une mauvaise gestion financière, similaire à celle qu’on connaît actuellement. Les symptômes sont les mêmes: augmentation de la dette publique, lourds emprunts à l’étranger contractés dans des conditions catastrophiques, détournements de fonds et corruption, contrebande, évasion fiscale, déficits jumeaux, diminution du pouvoir d’achat, cherté de la vie…

Ainsi, en raison de la politique ruineuse du grand vizir de Mohamed Sadok Bey, Mustapha Khazanadar, de la hausse des impôts et d’interférences étrangères dans l’économie, la Tunisie connaît peu à peu de graves difficultés financières. Tous ces facteurs obligent le gouvernement à déclarer la banqueroute en 1869 et à créer «une commission financière internationale anglo-franco-italienne». Cette dernière a eu certes l’avantage de dévoiler les détournements de Khaznadar et de le faire remplacer par Kheireddine. Mais les réformes de ce dernier mécontentent les oligarques (comme les barons de la corruption d’aujourd’hui) qui l’acculent à la démission en 1877.

C’est l’occasion pour les grandes puissances européennes (France, Italie, Royaume-Uni) de s’ingérer dans les affaires intérieures et d’imposer leur bon vouloir dans un pays stratégique en raison de sa situation géographique, à la charnière des bassins occidental et oriental de la Méditerranée.

Johannes Hahn reçu par le chef du gouvernement Youssef Chahed, le 12 juillet 2018.

Des engagements douloureux à gros risques

Cela pour dire que les engagements douloureux pris, ces derniers jours, par l’actuel gouvernement auprès de la délégation des bailleurs de fonds et avant eux auprès du FMI dont les cadres suivent au quotidien, dans des bureaux même de la Banque centrale de Tunisie et du Palais du gouvernement à la Kasbah, la mise en œuvre des conditionnalités du Fonds, rappellent à un détail près les exigences imposées au Bey de l’époque par la Commission financière internationale. Cette même initiative qui ne serait, en fait, qu’un prélude à une autre forme de colonisation du pays.

Par recoupement, ce néocolonialisme serait incarné par l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca), en cours de négociation entre la Tunisie et l’Union européenne (UE). Ce n’est pas par hasard si le chef de la délégation des bailleurs de fonds qui vient de visiter la Tunisie n’est autre que le commissaire européen à la Politique européenne de voisinage et aux Négociations d’élargissement, Johannes Hahn.

Mieux ou pis, à l’exception de la BAD, tous les autres membres de la délégation européenne sont d’origine européenne.

Cet accord est négocié actuellement sans mandat de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et sans aucune concertation crédible avec la société civile. La règle étant «silence on négocie pour vous », tout comme l’avait fait Ben Ali avec l’Accord d’association avec l’UE en 1995.

Toujours au sujet de cet accord asymétrique qui risque de déstructurer d’importants secteurs de l’économie du pays (agriculture, services…), le chef du gouvernement, Youssef Chahed, s’est engagé à le signer en 2019, et ce, lors de sa visite, du 23 au 27 avril 2018, aux pays du Benelux (Belgique, Pays Bas, Luxembourg).

Réunion de Chahed avec les représentants des bailleurs de fonds, le 12 juillet 2018, à la Kasbah.

Et pour ne rien oublier, cet accord n’est pas du goût même de certains Européens. Il est fortement critiqué par les forces progressistes européennes. Lors de son adoption par le Parlement européen, le député européen, Jean-Luc Mélenchon, a dénoncé ce qu’il appelle «la politique d’annexion économique de l’UE envers son voisinage et la destruction qu’elle provoque». Un antilibéral ombrageux ne peut que condamner un accord qui va se traduire par davantage de libéralisation de l’économie tunisienne.

Reste une question : la Tunisie, dont le choix de l’économie libérale ne date pas d’aujourd’hui, peut-elle se passer des aides financières des bailleurs de fonds internationaux, ne fut-ce que pour financer son budget de l’Etat, y compris payer les salaires des quelques 650.000 fonctionnaires publics ? Si elle décide de rompre avec ces partenaires, où va-t-elle trouver les fonds nécessaires ?

C’est à Hamma Hammami et à tous les adversaires du libéralisme économique de répondre à cette question…

Une délégation de 8 institutions financières internationales à Tunis

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