Accueil » La démocratie est-elle vouée à disparaître ?

La démocratie est-elle vouée à disparaître ?

La démocratie a eu raison de tous les totalitarismes. Quoi d’étonnant alors si elle en vient à achever le dernier système survivant : elle-même ? N’est-ce pas, finalement, de l’intérieur de la démocratie que ses valeurs se délitent et que ses institutions s’affaissent.

Par Mohamed Habib Salamouna *

Un peu partout dans le monde, le régime parlementaire est malade. Que la constitution soit parlementaire, présidentielle ou mixte, le pouvoir semble se retirer des assemblées comme la vie d’un moribond; la démocratie tend à s’incarner dans les hommes plutôt que dans les assemblées.

Le suffrage universel ne se porte pas mieux. En France, en Grèce ou en Tunisie, l’abstention progresse, et le suffrage mérite de moins en moins l’épithète d’«universel». Réputé souverain, c’est un monarque débonnaire et lointain, aussi étranger aux affaires de l’Etat que le doge à celles de Venise. Il règne, mais ne gouverne pas.

Les partis rongés par le clientélisme et la corruption

Quant aux partis, faut-il s’étendre sur la maladie de langueur dont ils souffrent? Ressassant leurs petites ambitions et leurs convictions molles, ils sont aujourd’hui «les gâteux de la République», selon l’expression utilisée par Jean-Claude Kaufmann dans ‘‘La Fin de la démocratie : Apogée et déclin d’une civilisation’’, et les luttes intestines entre leurs chefs vont hâter encore leur décadence. À gauche, et même à droite, les formations politiques ont cessé de susciter le dévouement de leurs militants : ils ont renoncé à la plus noble de leurs fonctions, celle d’être les instituteurs de la démocratie et les intercesseurs entre le peuple et leurs dirigeants. Rongées par le clientélisme et la corruption, il ne leur reste plus qu’à sélectionner le personnel politique, tâche dont ils s’acquittent de plus en plus mal, au fur et à mesure que les talents se détournent de la carrière publique au profit des affaires privées.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que le puissant souffle de liberté qui balaie aujourd’hui le monde ait quelque peine à être contenu dans les formes les plus anciennes de la démocratie politique, telle qu’elle s’est développée en Occident.

Aussi, masses et élites de la société civile ont-elles pris acte du déclin non seulement de la démocratie représentative, mais aussi de la politique elle-même, considérée comme l’art d’imposer aux peuples des orientations collectives et de les mener par divers moyens, de la persuasion à la coercition, là où ils n’iraient pas naturellement. Les hommes auront toujours besoin d’être administrés, mais il est possible que leur besoin d’être gouvernés aille en diminuant. Ici, libéraux et libertaires s’accordent pour considérer la politique comme «politogène», suscitant de façon artificielle et inutile autant de problèmes qu’elle en résout.

Le pouvoir ne sert presque plus à rien

Considérons la journée d’un personnage «important». Cet homme sur-occupé passe entre 70 et 80% de son temps disponible à des activités parfaitement futiles et dérisoires : représentation, présence muette, parades… Viennent ensuite les affaires politiciennes : intrigues, contre-intrigues, chausse-trappes, leurres, mensonges, insultes, comédie… Le temps laissé à des tâches vraiment utiles et nécessaires devient extrêmement réduit, et les grandes décisions sont prises dans des conditions d’improvisation que toute entreprise privée jugerait inadmissibles.

Dans les dernières pages de son ouvrage intitulé ‘‘La Démocratie contre elle-même’’, Marcel Gauchet écrit : «Voulez-vous que je vous dise le grand secret, le seul que je crois avoir découvert après de longues années d’examen attentif de l’univers politique ? C’est que le pouvoir ne sert à rien !» Pour être précis, disons qu’il ne sert à presque rien. Oh ! Sans doute, sa capacité de nuire est presque infinie. Le pouvoir peut empêcher, opprimer, emprisonner, torturer, affamer, assassiner. Il a pour cela des soldats, des policiers, des juges, des administrateurs, des ministres. Mais sa capacité d’être utile est presque nulle. A titre d’exemple, prenons la question la plus importante pour le gouvernement tunisien actuel : le chômage. On voit mal comment ce gouvernement (qu’il soit composé de technocrates ou d’affiliés à des partis politiques) pourrait créer, par ses seuls moyens, un seul emploi productif. Mais, inlassable mouche du coche, pitoyable saltimbanque, il prétend «traiter» le chômage. En réalité, il attend, dans un grand attirail de discours, de lois et de conférences, que la conjoncture se retourne.

Cependant, l’opposition joue le jeu et feint de reprocher au gouvernement son absence de résultats, alors qu’elle sait bien qu’il est radicalement impuissant. Chacun joue une partition convenue, destinée à faire croire que la politique peut quelque chose.

Comme le dit très bien Jacques Julliard, dans la préface de son court et virulent essai titré ‘‘Le Génie de la liberté’’, «un peuple civilisé a une administration; il n’a pas de gouvernement. En démocratie, le pouvoir est un lieu vide, et les acteurs sont des figurants qui miment en play-back une musique qui vient d’ailleurs. Tel Jean-Christophe, faute de commander aux nuages, les politiques leur ordonnent d’aller là où ils se dirigent spontanément.»

Vers le dépérissement de la politique

Résumons : la démocratie n’est pas un régime politique qu’on pourrait au besoin choisir sur catalogue parmi d’autres formes de gouvernement. La démocratie est le stade suprême de la politique, celui après lequel il n’y a rien d’autre que le dépérissement de la politique elle-même. Après être passée par un stade théologique – le gouvernement par les dieux – puis par un stade métaphysique – le gouvernement aristocratique –, l’humanité, à des rythmes inégaux, selon l’état de développement de ses diverses parties, s’achemine progressivement vers le gouvernement populaire, sous la forme de la délégation, voire de l’auto-gouvernement. N’imaginons pas qu’elle s’en tiendra là. L’idéal de l’auto-gouvernement est contradictoire dans les termes et autodestructeur : il se consume au fur et à mesure qu’il se réalise. Quand tout le monde commande à tous, on n’est plus très loin du moment où personne ne commandera plus à personne.

* Professeur de français.

Articles du même auteur dans Kapitalis :

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!