« Les femmes djihadistes étrangères se comportent comme des colons en Syrie »

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« Les femmes djihadistes étrangères se comportent comme des colons en Syrie »

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Début 2015, la Française Sophie Kasiki est partie à Raqqa en Syrie, pour travailler dans un hôpital.

Elle y découvre en fait le mépris des femmes étrangères venues faire le djihad, envers les Syriennes et la banalisation des exactions réalisées par Daech.

"Dans la nuit de Daech - Confession d'une repentie", de Sophie Kasiki, éd. Robert Laffont
"Dans la nuit de Daech - Confession d'une repentie", de Sophie Kasiki, éd. Robert Laffont
© Radio France

La Française Sophie Kasiki [1], d’une trentaine d’année, originaire d’une famille catholique pratiquante de Kinshasa, travaille en tant qu’éducatrice dans une maison de quartier, en banlieue parisienne. Mariée, avec un petit garçon, elle se convertit à l’islam, cherchant à donner un sens à sa vie et sans en parler à personne. Un jour, trois « gamins », comme elle les appelle, des jeunes d’une vingtaine d’années de son quartier qu’elle connaît bien, partent faire le djihad en Syrie, au grand désarroi de leur famille. Si dans un premier temps, elle reste en contact avec eux via Viber ou WhatsApp , pour tenter de les convaincre de revenir, elle finit par leur confier sa conversion à l’islam et rapidement les jeunes lui proposent de venir faire de l’humanitaire, dans une maternité, pour s’occuper des femmes syriennes… C’est ainsi que Sophie est partie à Raqqa, avec son fils de 4 ans, début 2015.

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Deux mois plus tard, atterrée et fragilisée, Sophie est de retour_en France…_ Elle décide aujourd’hui de témoigner de la vie au quotidien dans cette ville aux mains du groupe Etat islamique, avec un livre :Dans la nuit de Daech , publié le 7 janvier, aux éditions Robert Laffont. Laetitia Saavedra et Margaux Duquesne l’ont longuement rencontrée pour Secrets d’Info , dans le cadre d’ une enquête sur les femmes dans le djihad.

►►► « Ces Françaises qui inquiètent la justice ». Enquête sur les femmes dans le djihad, par Elodie Guéguen et Laetitia Saavedra pour Secrets d’info

Vous vous occupiez de trois jeunes Français partis en Syrie. Comment vous ont-ils convaincue de les rejoindre ?

J’ai connu ces jeunes par le biais de mon travail. Je pensais qu’ils étaient dignes de confiance. Ils allaient en cours, certains avaient un travail. C’étaient des personnes ordinaires. Ils paraissaient l’être, tout du moins. Ils disaient à leur famille être partis en Syrie pour soutenir la population sur place, en tant qu’humanitaires. Quelques temps après leur départ, ils m’ont contactée. Je transmettais les messages de leurs parents : leur tristesse, leurs angoisses. J’essayais de raisonner ces jeunes. Eux m’envoyaient des photos de Raqqa, des belles choses qui restaient encore dans la ville.

Moi, je passais par une phase professionnelle et personnelle difficile. Ils l’ont vite senti. J’avais envie de faire autre chose et de me rendre utile.

Ils m’ont parlé d’une maternité : ils connaissaient mon attirance pour le bien-être des personnes fragiles. De fil en aiguilles, mon départ en Syrie est venu dans la conversation. Au début je n’étais pas d’accord car je savais que c’était un pays en guerre.

Vous ont-ils caché leur adhésion à l’Etat islamique ?

J’essaye encore actuellement de me rappeler à quel moment j’ai pu avoir complètement confiance en eux. Ils ne parlaient jamais de leur appartenance à Daech. Ils avaient le discours que peuvent avoir certains salafistes ou musulmans, par rapport aux gens qui s’intéressent à la souffrance des autres. Il n’y avait pas d’échanges politiques entre nous. Ils devaient savoir à quoi s’en tenir avec moi. Ils étaient là-bas en tant qu’occidentaux, de confession musulmane, pour aider un peuple en guerre. Leur souci était ce que Bachar al-Assad faisait à sa population.

Vous avez donc décidé de partir ?

Ils m’ont proposé de venir avec mon fils de 4 ans, pendant les vacances. Au début, j’avais des doutes, qu’ils ont réussi à estomper. Je dis « estomper » car jusqu’au dernier moment, jusqu’à l’aéroport, quelque chose me gênait.

J’y allais comme attirée par cette altruisme, en me disant « je vais servir à quelque chose, ça va être très utile », en mettant de côté ce qui pouvait être dangereux. Je ne savais pas ce qu’était un pays en guerre, cela m’était complètement étranger.

Ils tentaient de me rassurer, par téléphone. Jusqu’à ce fameux malheureux départ.

Que s’est-il passé lorsque vous êtes arrivés sur place avec votre fils ?

Là-bas, les garçons nous ont accueillis comme ils le feraient en France. J’avais l’impression de voir les mêmes personnes, du moins au début : taquins, joueurs, parlant de tout. Par contre, dans la ville, c’était assez étrange.

Hommes comme femmes se baladaient armés.

Comment avez-vous vécu à votre arrivée les contraintes imposées aux femmes ?

Les femmes étaient couvertes de la tête au pied, du niqab, ne laissant rien paraître, même pas un bout de peau. C’était un choc, peut-être culturel… J’ai compris qu’en tant que femme, j’allais devoir supporter, malgré la chaleur, ce voile. Il était impossible pour moi de me déplacer à l’extérieur du centre-ville, sans un chaperon.

Il faut un homme pour qu’une femme puisse se déplacer dans Raqqa.

Je me rassurais : « Tu sais pourquoi tu es là, tu vas te concentrer sur ce pour quoi tu es venue, il y en a pour peu de temps.. . » Je ne pensais pas au danger parce que je me disais que comme ces jeunes ont su me faire venir, ils sauront comment me faire repartir.

Mais finalement, ils veulent que vous restiez et que vous fassiez allégeance à l’Etat islamique, sans vous le dire ?

Allégeance, je ne sais pas parce qu’aujourd’hui seuls les hommes se battent. J’ai très vite eu envie de partir, écœurée par les comportements que j’ai pu voir des femmes occidentales ou de pays arabo-musulmans, venues là pour soigner (des gynécologues, des infirmières…)

Elles avaient un comportement très arrogant envers les femmes syriennes. Un comportement de dictateur, ou même de colon.

Qui se manifestaient comment ?

Du mépris, du rejet, de la moquerie. Le côté très communautaire, elles restaient très souvent entre elles. C’étaient un peu « les élues », supérieures, venues de l’étranger pour reconstruire ce pays en dérive. Elles considéraient les Syriens comme des sous-hommes et de mauvais musulmans.

C’est simplement une volonté d’exister, un peu arrogante ?

C’était dans l’attitude, dans la manière de s’occuper de ces personnes. D’une manière dont elles n’accepteraient jamais qu’on les traite. Elles étaient assez cultivées. De leur côté, beaucoup de Syriennes venaient des provinces aux alentours, avec peu de moyens. Et les autres profitaient de cette situation pour montrer leur supériorité.

Cette supériorité affichée se traduisait-elle par la violence ?

Oui, une violence verbale. Je ne comprenais pas forcément tout à cause de la langue, mais c’était une manière de se comporter.

J’ai appelé une fois une infirmière pour des soins, pour une femme qui se plaignait de douleur, en sortant du bloc opératoire. L’infirmière m’a regardé en me disant que ce n’était pas nécessaire, elle avait déjà de la chance qu’on s’occupe d’elle.

Il y avait des Anglaises, des Australiennes, des Asiatiques (Philippines), des Égyptiennes, des Saoudiennes, des Tunisiennes, des Turques…

Avaient-elles un discours politique ? Etaient-elles prosélytes ?

On parlait très peu. Tout le monde se méfie de tout le monde car il suffit d’un rien pour être accusée d’espionnage.

La plupart d’entre elles n’étaient pas dans le prosélytisme mais on sentait bien qu’elles épousaient la cause, qu’elles prenaient leur rôle et ce pouvoir qu’on leur donnait, très au sérieux.

A quel moment avez-vous décidé de rentrer ?

La chose la plus importante qui m’a sortie de cette "torpeur", a été les messages de mon mari : il m’a remémoré certains souvenirs, m’a envoyé des photos de moments inoubliables… et que j’avais pourtant oubliés. Je me suis alors rendue compte que je n’étais plus tout à fait moi, que je n’étais plus tout à fait dans ma vie.

Les « gamins », comprenant que vous vouliez vous évader, vous « installent » dans une espèce de maison de femmes, avec votre fils. Quelle était l’ambiance, là-bas ?

C’était une espèce de crèche pour femmes, avec enfants. Toutes les portes étaient fermées. Les clefs étaient tenues par une espèce de matrone, qui les gardait autour du cou. Elle portait aussi des sangles et des menottes. Dans cette maison, certaines femmes étaient là, « déposées » par leurs maris partis au combat. D’autres étaient là parce que divorcées, d’autres encore attendaient d’être mariées.

J’ai rencontré une jeune femme belge d’environ 18 ans, éprise de cette espèce de rêve du mouhjadine, qui viendrait la marier et la considérer comme une princesse. Elle avait l’air complètement endormie, comme une loque. Je l’appelais « deux de tension ».

Ce qui était terrible dans cet endroit, c’est le côté confiné : pas le droit de sortir, tout le monde s’observait pour voir si les autres femmes faisaient la prière à l’heure. Une salle de télévision passait des images de propagande en boucle.

Ouverte à toute, y compris aux enfants ? Ils venaient regarder ces images d’horreur ?

Oui, les enfants présents allaient des bébés aux adolescents. Ils étaient habitués à voir ce genre de choses (des décapitations) et ne pas réagir. A côté d’eux, leurs mères pouvaient applaudir ou rire de ce qu’elles voyaient. Je me rappelle d’un homme dans une cage, qu’on brûlait. Parfois, ils passaient aussi des dessins animés : des sortes de cours coraniques.

Pour vous, ces femmes actives étaient-elles victimes, complices ou bourreaux ?

J’imagine que certaines d’entre elles souhaitaient partir. Mais il y a de tout malheureusement. Majoritairement, elles sont satisfaites. Pour elles, elles sont là pour une cause et elles pratiquent ce qu’on leur demande : tuer, maltraiter. Elles se comportent comme des hommes.

Est-ce que cela vous étonne ?

Plus rien ne m’étonne. L’humain ne m’étonne plus.

[1] Son nom a été modifié pour des raisons de sécurité.

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