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La Tunisie s'attend à une percée islamiste 

INFOGRAPHIE - Le parti Ennahda, crédité de 25 à 30% des suffrages, tente de rassurer en jurant qu'il n'imposera pas la charia en cas de victoire dimanche. Mais il est tiraillé entre une direction modérée et une base plus radicale.

De notre envoyé spécial à Tunis.

Elle est la «vitrine» d'En­nahda: Souad Abderrahim, une moutabarija, autrement dit une femme ne portant pas le voile, est tête de liste des islamo-conservateurs dans les quartiers chics de la banlieue de la capitale. La candidate à la chevelure rousse tombant sur les épaules devance - sur le papier du moins - Zied Daoulatli, membre fondateur du mouvement, inscrit en deuxième position pour ne pas effaroucher les électeurs de Tunis 2. L'initiative ne suffira pas à convaincre la bonne société de Carthage de voter pour un parti religieux même si ses disciples sont habillées en tailleur parisien. Mais elle témoigne d'une cer­taine habilité.

Favori du scrutin de ce dimanche, Ennahda, «la renaissance» en français, tente de se départir de l'image d'épouvantail intégriste qui était la sienne sous le régime de Ben Ali. Ses dirigeants multiplient les signes d'ouverture. À son retour d'exil fin janvier, son chef, Rached Ghannouchi, 70 ans, a affirmé ne pas vouloir imposer la charia et respecter le statut de la femme tunisienne, le plus avancé du monde arabe. Cet ancien prêcheur, qui a prôné dans les années 1970 une rupture à l'iranienne, se présente comme un démocrate responsable inspiré par l'exemple turc.


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«C'est à nous de prouver que nous n'avons pas un double langage. Nous savons que les paroles ne vont pas suffire et qu'il faudra convaincre dans les faits que notre projet de société n'a rien d'inquiétant», insiste Samir Dilou, le leader d'Ennahda à Bizerte. Sur son ordinateur, cet avocat a placé en fond d'écran une photo de sa fille piétinant dans le salon familial un portrait de ZABA, le surnom de Ben Ali. Le cliché date de novembre 2009. Une façon de rappeler que si l'organisation n'a pas participé activement au soulèvement contre le dictateur, elle a mené face à lui un combat aussi ancien que périlleux.

Samir Dilou a passé dix ans derrière les barreaux. Il a été emprisonné comme des dizaines de milliers de militants pourchassés par le pouvoir à partir des élections législatives de 1989, qui avaient été marquées par une percée fulgurante des islamistes. Ce passé de victimes de la répression a valeur de brevet de probité auprès d'une partie de la population. Il ne convainc pas en revanche le politologue Hamadi Redissi. «Ennahda n'a pas rompu avec son idéologie populiste. Il a toujours deux fers au feu avec des promesses de bonne conduite en externe et un positionnement sur une ligne dure en interne. Il suffit de lire le journal du parti pour le constater», estime l'universitaire qui anime l'Observatoire tunisien de la transition démocratique, un organisme dont les sondages placent Ennahda en tête des élections avec 25 à 30% des suffrages.

Généreux contributeurs

Les islamo-conservateurs seraient tiraillés entre leur direction modérée et leur base beaucoup plus radicale, entre les anciens exilés pétris de culture démocratique et les partisans de l'intérieur endurcis par des années d'activisme souterrain.

Dès la chute de Ben Ali, le parti s'est mis en marche en frappant les esprits par son aptitude à l'organisation. Ennahda a ouvert un quartier général de cinq étages dans un building ultramoderne du centre de Tunis ainsi que des antennes jusque dans les cités déshéritées où la police hésite à se rendre. Ses associations de bienfaisance sont sorties de l'ombre. D'où vient l'argent ? Officiellement de la zakat, l'impôt volontaire versé par de généreux contributeurs. Du Qatar, rétorquent sans apporter de preuves ses détracteurs. Ennahda, qui se déclare favorable à une économie de marché n'a, en tout cas, pas de soutien apparent dans les grands milieux d'affaires de Tunis et de Sfax. «Nous pouvons compter sur les dons de quelque 100.000 adhérents. C'est l'un d'eux qui paye la location de notre quartier général», précise Hamadi Ghebali, un cadre du mouvement.

Les islamo-conservateurs recrutent dans tous les milieux mais séduisent surtout un public de classe moyenne en ­quê­te de respectabilité. Ils représenteraient le pays profond qui cherche à s'affirmer dans un contexte séculier. «Ces gens ont le sentiment qu'on les prenait pour des ploucs qui n'ont rien compris parce qu'ils sont attachés à des valeurs musulmanes et orientales très traditionnelles», estime un entrepreneur qui n'est pas de leur bord. Prudent, l'intellectuel islamisant Slaheddine Jourchi rappelle toutefois le désabusement de la population, en parti­culier de la jeunesse.

«Les citoyens s'interrogent sur l'efficacité de l'offre des formations politiques. Ennahda n'échappe pas à la règle. L'adhésion à son discours reste limitée et beaucoup de Tunisiens, dont des jeunes, ne se retrouvent pas dans son modèle, même s'ils sont des musulmans pratiquants», insiste-t-il. À défaut d'une lame de fond, il s'attend à une vague bleue, la couleur choisie par le parti pour se distinguer, sans doute du vert islamique.

Bataille au couteau entre «frères ennemis» pour le centre gauche

Ahmed Néjib Chebbi, 67 ans, et Moustapha Ben Jaafar, 70 ans, les frères ennemis de l'ancienne opposition, se disputent sans ménagement l'électorat de centre gauche. La rivalité entre les deux hommes, déjà marquée sous l'ancien régime, a viré, ces dernières semaines, à la confrontation ouverte. C'est qu'après des années de galères et de frustrations, la perspective d'une arrivée au pouvoir aiguise l'appétit du leader du Parti démocrate progressiste (PDP) et du chef d'Ettakatol, le Forum démocratique pour le travail et les libertés.

Mais au-delà des querelles personnelles, les divergences semblent également stratégiques. Le social-démocrate Ben Jaafar considère qu'une confrontation avec les partisans de Rached Ghannouchi serait préjudiciable à la transition démocratique. Il est favorable à un gouvernement d'union nationale incluant Ennahda. Le social-démocrate Néjib Chebbi ne veut pas entendre parler d'un «rapprochement contre nature». Les deux formations seraient au coude-à-coude derrière les islamo-conservateurs. À en croire les études d'opinion, encore balbutiantes dans la jeune démocratie tunisienne, le PDP et Ettakatol figureraient tous les deux sur le podium électoral au lendemain du scrutin. Le PDP serait crédité d'environ 17 % des suffrages, contre 15% pour ­Ettakatol.

Néjib Chebbi, l'homme pressé

Néjib Chebbi, qui est «contre les chasses aux sorcières», draine aujourd'hui dans son sillage des milieux d'affaires ainsi que des proches de l'ancien pouvoir. Les conversions ne le dérangent pas, du moment que les ralliés «n'ont pas réprimé et ne sont pas corrompus».

Cette figure de la dissidence s'est fait connaître à l'étranger en 2005 avec une épuisante grève de la faim qu'il avait menée pour dénoncer les atteintes aux libertés. Au cours des dernières années du règne de Ben Ali, Néjib Chebbi avait pris langue avec les islamistes, au nom de la défense des droits de l'homme, et avait renoncé à une candidature de témoignage à l'élection présidentielle de 2009. Le 17 janvier, il a accepté le poste de ministre du Développement régional et local dans le gouvernement de ­Mohammed Ghannouchi, qui sera contraint 45 jours plus tard à la démission sous la pression de la rue. Cette participation à un cabinet dans lequel figuraient d'anciens caciques du RCD, le parti de Ben Ali, lui vaut une réputation de politicien pressé. Il assume : «Je suis satisfait de notre bilan. Je ne suis pas comme Ben Jaafar, qui a accepté un portefeuille puis s'est ravisé. On m'accuse d'être ambitieux, mais ce n'est pas un crime de vouloir le pouvoir par les urnes», réplique-t-il.

Ancien syndicaliste, Moustapha Ben Jaafar a participé aux mêmes combats que Néjib Chebbi sous Ben Ali. Il a, lui aussi, tenté de se présenter à la présidentielle de 2009, mais sa candidature a été rejetée. Nommé également ministre dans l'équipe de Mohammed Ghannouchi, il a fait marche arrière «en apprenant», dit-il, le maintien en place d'éléments de l'ancien pouvoir. Durant la campagne électorale, il s'est distingué en jouant la transparence financière et en menant un travail de proximité. Les deux adversaires ont accepté de s'expliquer à distance sur leurs divergences.

Ben Jaafar, le rassembleur

Tout en rondeur, le docteur Ben Jaafar évite les attaques frontales. Ce pédiatre de formation se contente d'accuser, sans le nommer, son adversaire de faire «le jeu des extrêmes». Néjib Chebbi est plus direct: «Ben Jaafar lorgne aujourd'hui vers Ennahda en espérant se voir offrir la présidence de la République par intérim.» Le leader du PDP ne croit pas qu'Ennahda soit un parti comme les autres. «Ce mouvement religieux va peut-être changer, mais sa pratique actuelle ne permet pas de leur confier le pouvoir», tranche-t-il. «La Tunisie n'est pas la Turquie, où des contraintes comme l'armée et le processus d'adhésion à l'Union européenne, ainsi qu'une plus grande maturité, ont favorisé l'évolution de l'AKP».

Sans aller jusqu'à prôner une alliance avec les islamo-conservateurs, Moustapha Ben Jaafar redoute, pour sa part, qu'un clivage entre la droite religieuse et la gauche progressiste ne réveille de vieux démons. «Nous voulons un gouvernement d'intérêt national composé des forces qui seront les mieux représentées dans l'Assemblée constituante. Une ­forme de bipolarisation qui pourrait être source de tensions est à proscrire», indique-t-il. Toujours affable, il ajoute: «Nous pouvons faire un bout de chemin avec Ennahda si, comme le prédisent les sondages, ce parti occupe une place importante sur l'échiquier de l'assemblée. Notre intérêt est d'embarquer le plus de monde possible dans le même navire durant l'année de rédaction de la nouvelle Constitution.»

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