L'émir du Qatar a joué un rôle clef dans la visite à Paris, le 12 juillet 2008, du président syrien Bachar el-Assad (à g.). A droite, le président du Liban, Michel Sleiman.

L'émir du Qatar a joué un rôle clef dans la visite à Paris, le 12 juillet 2008, du président syrien Bachar el-Assad (à g.). A droite, le président du Liban, Michel Sleiman.

L'Express

Les diplomates britanniques présents à l'Assemblée générale des Nations unies, le 21 septembre 1971, n'en croient pas leurs oreilles. A la tribune, le représentant du Qatar demande l'adhésion de son pays à l'ONU non dans la langue de Shakespeare, comme il se doit pour une ancienne colonie britannique, mais dans celle de Molière! Celui qui s'exprime ainsi, Hassan Kamel, est un intellectuel égyptien, conseiller politique et éminence grise du cheikh Khalifa ibn Hamad al-Thani. Un amoureux de la France, où il a jadis fait ses études.

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Une obsession: faire sortir son pays de l'anonymat

L'émirat ouvre dès l'année suivante une ambassade à Paris. Mais l'émir lui-même attendra 1974 pour découvrir la France. Premiers accords économiques et financiers, premiers achats d'armes... et premiers investissements immobiliers. Le cheikh s'offre une villa dans le Midi, où il séjourne désormais plusieurs fois par an. Il fait venir à Doha un précepteur chargé d'enseigner le français à sa nombreuse progéniture. Sur fond de choc pétrolier, la "politique arabe de la France" est aussi une stratégie commerciale. En 1980, le Qatar achète ses premiers Mirage. Quelques années plus tard, les Français construisent une base aérienne près de Doha. Aujourd'hui, ces hangars abritent des Mirage 2000 et l'armée de l'émirat est équipée à 80 % de matériels français.

En 1995, le Qatar change d'émir à la suite d'une révolution de palais. Le prince héritier, le cheikh Hamad ibn Khalifa al-Thani, profite de l'un des nombreux séjours en Europe de son père, Khalifa, pour prendre sa place. Une affaire rondement menée, sans effusion de sang. Dans les mois qui suivent, l'embauche, par l'émir déchu, du capitaine de gendarmerie Paul Barril, ancien patron de la cellule antiterroriste de l'Elysée, crée un malentendu provisoire entre Doha et Paris. Mais tout rentre très vite dans l'ordre, d'autant que l'ami Chirac est de retour, à l'Elysée cette fois. Un accord de défense est signé en octobre 1998. Puis, au printemps 2006, les deux chefs d'Etat évoquent au cours d'une conversation à l'Elysée l'installation à Doha d'une antenne de l'école militaire de Saint-Cyr. L'un des fils de l'émir, Jouan, y termine alors ses études et se fait l'avocat du projet, repris par la suite par Nicolas Sarkozy.

Dès son accession au trône, le cheikh Hamad ibn Khalifa al-Thani a une obsession: faire sortir son pays de l'anonymat. Il propose à des journalistes, transfuges de la BBC en langue arabe, de créer à Doha une "télévision pour les Arabes". Ce sera Al-Jazira. Le succès de cette CNN du Golfe, née en 1996, dont il est toujours le principal actionnaire, est immédiat. Grâce à elle, son petit pays atteint une notoriété que ses faramineux gisements gaziers ne lui avaient jamais conférée...

Cela n'empêche pas l'émir d'autoriser les Israéliens à ouvrir à Doha, l'année même de la naissance de la nouvelle chaîne, une mission commerciale. Ni d'accueillir, en 2003, le quartier général du commandement central américain, dont les Saoudiens n'ont pas voulu. C'est du Qatar que seront dirigées les opérations contre l'Irak de Saddam Hussein. Et du Qatar, aujourd'hui, que partent certains bombardiers américains engagés en Afghanistan.

En 2006, l'émirat devient, pour deux ans, membre du Conseil de sécurité des Nations unies. Une situation dont il va se servir pour se démarquer ostensiblement, à plusieurs reprises, des positions prises par les Etats-Unis, sans pour autant jamais remettre en question son alliance avec Washington. Ce sera notamment le cas à propos du programme nucléaire iranien, des raids israéliens sur Gaza ou de la guerre livrée par Tsahal au Liban contre le Hezbollah. L'émir entretient de bonnes relations avec le président syrien, Bachar el-Assad - ce dernier vient fréquemment faire du shopping en compagnie de son épouse dans les galeries marchandes de Doha - ainsi qu'avec les autorités de Téhéran. Khaled Mechaal, le chef du Hamas, a ses entrées au palais royal de Doha. Ce qui n'empêche pas le président de l'autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, qui possède une résidence dans l'émirat, d'y être également reçu. Le cheikh s'enorgueillit de parler à tout le monde avec franchise. En 2007, il recevait ainsi dans sa capitale le vice-Premier ministre israélien Shimon Peres. Pour lui expliquer, autour d'une tasse de café bédouin, qu'Israël ferait bien de prendre langue avec le Hamas...

Echapper à l'influence de l'Arabie saoudite

Cette diplomatie volontariste a un but: permettre au Qatar, petit Etat de 11 427 kilomètres carrés et de 724 000 habitants, dont à peine 20 % de nationaux, d'exister sur la scène régionale et internationale. Et d'échapper, du même coup, à la sphère d'influence de l'Arabie saoudite, au point d'apparaître comme son concurrent direct. Tandis que les Saoudiens jouent, avec l'Egypte et la Jordanie, la carte d'un axe sunnite conservateur anti-iranien, le Qatar dialogue avec l'Iran et la Syrie, engage des fonds pour aider le Hezbollah à reconstruire les villages du Sud-Liban, aide le Hamas en Palestine... C'est à Doha, en mai 2008, grâce à la médiation sonnante et trébuchante des autorités qataries, que les partis libanais finissent par se mettre d'accord sur l'élection d'un président de la République. Le précédent "traité" interlibanais, en 1989, avait lui été négocié à Taef, en Arabie saoudite, sous la houlette des Saoudiens et de leur homme lige, Rafic Hariri - alors futur Premier ministre libanais, assassiné en 2005. Tout un symbole.

Il était assez naturel, compte tenu de ces équilibres régionaux, que Nicolas Sarkozy, désireux de se rapprocher de la Syrie, avec laquelle Jacques Chirac avait coupé toute relation après l'assassinat de son ami Rafic Hariri, se tourne vers le Qatar. Invité à la tribune des Champs-Elysées le 14 juillet 2007, l'émir jouera un an plus tard un rôle clef dans la préparation de la visite à Paris du président syrien Bachar el-Assad. Entre-temps, les deux hommes ont eu le temps de se découvrir et de se rendre quelques menus services. Entre les deux, le courant passe: l'un et l'autre sont des pragmatiques. Et l'un comme l'autre n'aiment rien de moins que d'être indispensables...

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