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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le renversement de Morsi


Par Chibli Mallat
2013 - 08
Deux pensées sur les avatars de la révolution du Nil: l’une est historique, l’autre est constitutionnelle.

Dans l’histoire, les « journées » de juin 2013, pour reprendre la terminologie de la Révolution française, se sont ajoutées à quantité d’autres journées révolutionnaires en Égypte depuis la « journée de la police » le 25 juin 2011, qui a enclenché le dynamisme révolutionnaire contre la dictature de Moubarak. Ce qui s’est passé fin juin et début juillet 2013 contre Morsi est du même ordre. Il faut s’attendre à d’autres journées où le peuple se mobilisera à nouveau dans la rue. Surtout, il faut se rendre à l’évidence que la révolution du Nil est un phénomène générationnel, qui s’étendra avec des hauts et des bas sur l’ensemble de la région, et dont les remous mondiaux ne se calmeront pas avant plusieurs, voire des dizaines d’années. Dans l’histoire, nous savons grâce aux travaux de Jacques Godechot et de R.R. Palmer qu’il est plus correct de parler de « Révolution atlantique » plutôt que d’une simple (!) Révolution française. La Révolution atlantique comprend, sur une période s’étendant sur trois décennies, les deux grandes révolutions américaine (1776-1790) et française (1789-1799), mais aussi des révolutions réussies ou étouffées sur l’ensemble de l’Europe bouleversée par les précédents français et américain.

Aussi faut-il penser notre révolution comme une révolution moyen-orientale, et non arabe, car l’Iran, la Turquie et Israël y sont partie prenante, et la concevoir dans son immense étendue géographique de la Mauritanie jusqu’au Pakistan, ainsi que dans son long temps historique, qui sera au moins celui d’une génération.  Les dernières journées dramatiques d’Égypte n’en sont que la manifestation la plus récente.

Dans l’ordre constitutionnel, le renversement de Morsi par la force des manifestations, et seulement accessoirement par l’intervention de l’armée, ne doit pas donner lieu à ces lamentations hypocrites chères aux thuriféraires des Frères musulmans ou des gouvernements sans vision tels que celui d’une Turquie de plus en plus autoritaire. Il ne s’agit aucunement d’un coup d’État, de même que le renversement de Moubarak n’était pas un coup d’État. L’armée, dans les deux cas, a tenté de profiter d’un mouvement populaire sans précédent. Après Moubarak, la valse des communiqués creux de SCAF (la junte militaire) et son appropriation de la révolution ont duré plus d’un an et demi. Contre Morsi, les Égyptiens révoltés étaient encore plus nombreux que lors de la marche contre Moubarak. L’armée a deux fois joué les soi-disant sauveurs, mais ce sont les Égyptiens qui ont renversé Moubarak et Morsi. L’armée était la mouche du coche d’une lame de fond populaire qui, après une période de grâce d’un mois après l’élection de Morsi à l’arraché, s’est mobilisée à juste titre pour déposer un piètre président qui a voulu s’introniser dans la variante pharaonique de l’Islam intolérant.

En un an de présidence, Morsi a accumulé provocation sur provocation. Croire que le succès aux urnes permet de tout faire unilatéralement est une vision en tunnel du processus démocratique. Au moins trois fois, la rue a prévenu Morsi : un mois après son élection, il a annoncé une déclaration constitutionnelle en dix lignes, qui aurait fait pâlir Moubarak par l’emprise totale qu’elle donnait à Morsi sur les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Quelques jours plus tard, Morsi la remplaçait par une accélération hallucinante du processus constitutionnel, donnant lieu à « la pire Constitution de l’histoire de l’Égypte » (Hafez Abu Seada, avocat égyptien célèbre des droits de l’homme). Qu’un tiers des constituants ait démissionné ne l’a aucunement dérangé. Puis ont suivi les menaces contre les juges de la Cour constitutionnelle, la nomination de gouverneurs et de juges du parquet vindicatifs, et le refus d’élargir son gouvernement pour en faire un représentant de tous les courants révolutionnaires. Même le parti islamiste dur l’a dénoncé en se rangeant avec les manifestants. Et quand des dizaines de millions d’Égyptiens se sont de nouveau ralliés contre la dictature fin juin 2013, ce sont eux qui ont fait l’histoire, et ils avaient raison. Quand il fait des bévues tellement dramatiques contre le processus démocratique, le dirigeant doit payer par sa démission. Quand il s’est entêté, s’accrochant à son poste comme tous les dictateurs en herbe, les millions d’Égyptiens en révolte ont fait l’histoire. Pas l’armée.

La position prise par les militaires était accessoire, avec un mieux sur les premières journées révolutionnaires de 2011. Ils n’ont pas osé prendre le pouvoir, mais ils auraient pu facilement éviter de se mettre en avant et laisser les représentants de la révolte populaire mener la mise en scène. Il faut rester vigilant avec les militaires, qui ont les premiers déraillé le cours des droits de l’homme pris par la révolution. Morsi et ses collègues doivent être libérés : le président déchu a fait des erreurs politiques, et non criminelles, même si on peut se demander si l’étau de la peur exercé sur les juges aurait pu se faire sans son aval.

Ici se joue un phénomène essentiel de la révolution moyen-orientale, y compris en Égypte : elle a été fondamentalement non violente, et le plus frappant dans les mouvements de la foule égyptienne révoltée est le discours commun des Frères musulmans et des dirigeants de la révolte contre Morsi : les deux prônent la non-violence, et il y aurait eu bien plus de morts si ce n’était le cas. Les manifestants contre Morsi ont été profondément disciplinés et activement non violents. De même, les manifestants pour le rétablissement de Morsi doivent pouvoir s’exprimer librement, tant qu’il n’est pas de violence dans les discours de leurs dirigeants et dans la pratique de la rue. Si c’est le cas, la révolution continuera son cours, avec des avancées et des retraites gérables. Par contre, si les Frères choisissent la lutte armée, les conséquences tragiques sont imprévisibles pour eux et pour toute la région.


Chibli Mallat est avocat et professeur de droit. Son dernier ouvrage s’intitule Philosophie de la non-violence dans la révolution moyen-orientale.
 
 
D.R.
« L’armée a deux fois joué les soi-disant sauveurs, mais ce sont les Égyptiens qui ont renversé Moubarak et Morsi. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166