La Turquie était depuis quelques années davantage tournée vers le Moyen-Orient. Pourquoi ce regain d’intérêt pour l’Union européenne ?

Sinan Ülgen
Ülgen est chercheur visiteur à Carnegie Europe à Bruxelles. Ses recherches se concentrent sur les conséquences de la politique étrangère de la Turquie pour l’Europe et les Etats-Unis ainsi que la politique nucléaire et les aspects économiques et sécuritaires des relations transatlantiques.
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Suite au printemps arabe, la Turquie a cru pouvoir augmenter son poids dans la région ; mais elle a échoué, pour des raisons qui tiennent à elle mais aussi à la montée des risques dans ces pays. Elle procède depuis un an à un recalibrage de sa politique étrangère, reposant d’un côté sur ses liens traditionnels dans le domaine de la sécurité avec les Etats-Unis et l’OTAN, de l’autre sur ses relations avec l’Union européenne. L’équilibre au sein des relations turco-communautaires a par ailleurs changé. Avant, les Européens étaient en position de force face à une Turquie qui veut devenir membre. Aujourd’hui, ils la courtisent car ils ont absolument besoin d’elle pour l’aider à gérer la crise des réfugiés.

Les Européens seraient donc prêts à fermer les yeux sur la situation en matière de droits de l’Homme ?

Cet argument n’est pas dénué de fondement : Angela Merkel est venue en Turquie deux semaines avant les élections, la Commission a singulièrement reporté au lendemain du 1er novembre la publication de son rapport annuel, et les Européens ont souhaité, après des années, organiser un Sommet avec la Turquie alors que cette dernière n’est pas très respectueuse du modèle démocratique ces derniers temps. Le besoin d’obtenir la collaboration du gouvernement turc sur la crise des réfugiés est vu comme un objectif stratégique qui mène peut-être la Commission et les décideurs européens à ne pas être aussi critiques qu’ils devraient l’être compte tenu de la situation en Turquie, mise en exergue une fois encore avec l’arrestation du rédacteur en chef et d’un journaliste du quotidien Cumhuriyet.

L’Union européenne a-t-elle tort de faire autant de concessions à Ankara ?

Pas nécessairement. D’abord il faut voir la nature de ces concessions. Ensuite, si l’on souhaite que la Turquie se lance dans une dynamique de réformes et de démocratisation, l’Europe doit renoncer à sa stratégie de repli et avoir une stratégie d’engagement afin de retrouver son influence et de promouvoir des réformes démocratiques. On assiste d’ailleurs, depuis un an, à un rebond du soutien à l’adhésion dans la population turque qui voit de plus en plus l’Europe comme un partenaire stratégique dans sa lutte pour la démocratie et l’Etat de droit. Je pense qu’il y a aussi une évolution au sein de l’Union européenne. Les choses ne seront pas forcément beaucoup plus faciles, mais cela ouvre une fenêtre d’opportunité. Dans le contexte international, la Turquie a beaucoup à apporter à la stabilité et à la dynamique économique de l’Europe.

Personne ne semble croire que les négociations d’adhésion aboutiront un jour. Dès lors, quel est l’intérêt de les relancer ?

La finalité de ces relations dépendra d’une série de circonstances. De la volonté du gouvernement turc de s’aligner sur les normes européennes, mais aussi de la volonté de l’Europe de renoncer à sa rhétorique ambivalente et de donner une vraie chance à la Turquie. Ce que souhaite la Turquie, c’est d’être jugée d’une manière objective, selon les critères des élargissements antérieurs. Si elle ne les remplit pas, on pourra très bien dire que le processus ne va pas mener à une adhésion. Mais à partir du moment où les Etats membres ont décidé en 2005 d’ouvrir les négociations, il leur incombe de lui donner une perspective d’adhésion si elle remplit les conditions nécessaires. La Turquie a dû faire face à des obstacles que d’autres pays candidats n’ont pas eus à gérer. Lorsqu’il était Président, Nicolas Sarkozy s’est ouvertement opposé à l’adhésion de la Turquie. L’arrivée de François Hollande a changé la donne. Il ne soutient pas ouvertement l’adhésion de la Turquie mais il mène une politique juste, qui consiste à dire que si la Turquie remplit les conditions, la porte reste ouverte.

La Turquie est accusée d’entretenir des relations troubles avec Daech. Qu’en est-il ?

Dans le passé, il se peut effectivement que le gouvernement turc ait vu dans l’Etat islamique un ennemi utile. Depuis 2011, la Turquie mène une politique visant à un changement de régime en Syrie, elle considère Assad comme un ennemi. Elle a donc soutenu différents éléments de l’opposition syrienne et cette politique a conduit à une certaine tolérance vis-à-vis de l’Etat islamique. Pas un soutien, car la Turquie voit l’EI comme une entité djihadiste terroriste, mais une tolérance. Cela a changé depuis un an car l’Etat islamique est devenu un danger beaucoup plus palpable pour la Turquie, comme on l’a vu de manière tragique avec les attentats menés ostensiblement par l’EI. Mais si pour la Turquie, l’EI est un danger, l’objectif essentiel demeure un changement de régime en Syrie, alors que beaucoup de capitales européennes, y compris la France, sont aujourd’hui prêtes à envisager une alliance avec le régime d’Assad si l’élimination de l’Etat islamique le nécessite.

Cet interview a été originellement publié dans L’Opinion.