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Antiquité, Arme, Tunisie
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Pour le secteur de la Fossa Regia situé à la latitude du Sahel, voir maintenant la communication de Mcharek A., “Entre Zama Regia et Kairouan, Thusca et Gamounia” (colloque sur les “frontières et limites de l’Afrique du Nord antique”, 2-3 mai 1997, à paraître. Cet auteur situe la vallée de l’Oued Merguellil, et donc une partie de la région de Kairouan en pays humide, ce qui rejoint ainsi nos conclusions.

Texte intégral

1Comme toutes les questions de frontière, le problème de la Fossa Regia est loin de se limiter au simple tracé d’une ligne de démarcation entre deux pays ou deux provinces. En fait, il touche à des aspects les plus divers, tels que la politique menée par les protagonistes de l’époque, – que ce soit les rois numides ou Rome, – les opérations militaires, les institutions municipales et juridiques, la pertica de la colonie de Carthage, le droit des gens et du sol, l’assiette foncière, la répartition et le recouvrement de l’impôt. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’empereur qui décida du rebornage de cette frontière fut Vespasien et si les deux fonctionnaires chargés de cette opération étaient de très haut niveau.

2Ainsi qu’on peut donc s’en rendre compte, la question de la Fossa Regia est un sujet particulièrement complexe, dont plusieurs points restent encore complètement obscurs, et où le nombre d’inconnues est pour l’instant beaucoup trop grand pour qu’on puisse espérer pouvoir dépasser le domaine des hypothèses.

3D’où cette irritante impression de faire du “sur place”. Car il faut bien avouer que, depuis les derniers travaux de Ch. Saumagne, dans les années trente, la recherche sur le sujet n’a pas fait de percée décisive. C’est pourquoi cette notice se limitera à une mise au point de la question, en présentant les différentes interprétations, sans prétendre résoudre toutes les difficultés.

Nom et définition

4C’est Pline l’Ancien qui, au Livre V de son Histoire Naturelle, mentionne et définit le plus clairement la nature et le rôle de la Fossa Regia (Pline l’Ancien, Hist. nat, V, 25).

« Ea pars quem Africain appellavimus dividitur in duas provincias, veterem ac novam, discretas fossa inter Africanum sequentem et reges Thenas usque perducta... »

« La partie du continent que nous avons appelée Afrique est divisée en deux provinces, l’Ancienne et la Nouvelle, séparées par un fossé qui fut tracé, à la suite d’un accord entre le second Africain et les rois, jusqu’à Thenae... »

5A l’origine, la Fossa servait donc à séparer le royaume numide du territoire de Carthage conquis par Rome.

6L’existence de ce fossé est également connue par des bornes-limites, d’époque impériale, dont certaines en précisent l’appellation : « fines provinciae Novae et Veteris derecti qua Fossa Regia fuit... » (CIL., VII, 25967 ; ILS, 5955) : « les limites entre la Nouvelle et l’Ancienne province furent tracées là où passait la Fossa Regia (le fossé royal)... » Comme on le voit, le texte est très explicite et prouve bien que l’antique frontière avait été réactualisée plus de deux siècles après et servait de limite entre deux provinces, l’Africa Vetus et l’Africa Nova.

Le tracé d’après les textes et les inscriptions

Les textes

7Pline indique seulement le point de départ et celui d’arrivée de cette frontière. Sur la côte septentrionale de l’Afrique antique, celle-ci correspondait au fleuve Tusca : Tusca fluvius Numidiae finis (Pline l’Ancien, V, 22). Si l’on suit l’énumération du Naturaliste dans sa description de la côte, la ville de Thabraca, l’actuelle Tabarka, se trouvait donc sur la frontière, mais en territoire numide apparemment.

8L’autre extrémité de la Fossa Regia aboutissait à Thaenae (Hr Thina), à 10 km environ au sud de Sfax (Taphrura) (Pline l’Ancien, V, 25), mais on reste pour l’instant dans l’incertitude quant à la localisation de Thaenea par rapport à la frontière. La plupart des historiens pensent qu’elle se trouvait en territoire numide. On a, en effet, supposé que cette ville était identique à la Thabena mentionnée par l’auteur du Bellum Africum comme faisant partie du royaume numide, tout en étant située non loin de la frontière (Bellum Africum, LXVII). Cependant, certains savants tendent plutôt à la localiser en territoire romain. En fait, les textes anciens sont loin d’être parfaitement clairs et il est nécessaire de les confronter à d’autres indices.

Les différents tracés possibles de la Fossa regia de la région de Thabraca (Tabarka) à Thaenae (Henchir Thyna au sud de Sfax)

Les différents tracés possibles de la Fossa regia de la région de Thabraca (Tabarka) à Thaenae (Henchir Thyna au sud de Sfax)

(carte de N. Ferchiou).

Les bornes

9Ainsi que nous l’avons dit, sous le règne de Vespasien, une opération de rebornage de l’ancienne frontière a eu lieu, ainsi que le montrent les découvertes successives d’une série de bornes. Ce sont en général des blocs de section quadrangulaire, de dimensions variables, dont la hauteur dépasse quelquefois les 2,20 m. Les différentes faces sont plus ou moins dégrossies, à l’exception du champ épigraphique qui est ravalé avec un peu plus de soin. En fait, celles-ci sont exclusivement concentrées dans le centre-nord de la Tunisie, le long d’une ligne qui traverse en écharpe les reliefs, à partir du Dj. Cheid et des hauteurs qui dominent la moyenne vallée de la Medjerda au nord, aux environs de Testour, jusqu’aux abords de la steppe, soit une centaine de kilomètres environ.

10Du nord au sud, voici la liste de ces bornes :
- Henchir Barhala (feuille Teboursouk, n° 98), une borne (CIL, VIII, 1 4882).
- Sidi Abdallah Bou Behaïm (feuille Teboursouk, n° 81), trois bornes (D. Patchère, 1891, n° 36 à 38).
- Environs de l’oued Kachbar, à 1 km au sud de Sidi Abdallah, une borne (D. Patchère, 1891, n° 39).
- Dj. Chetlou (feuille de Teboursouk, n° 230), une borne (CIL, VIII, 25967).
- Sidi Ahmed Ghrib (lieu également dit Aïn Teffala (feuille du Dj. Man-sour, coordonnées Lambert 467,3 – 331,4) une borne (Contencin A., 1935).
- Oued Ouaar (feuille du Dj. Mansour, coordonnées Lambert 468,2 – 326,2) une borne (Poinssot L., 1938-1940).
- Oued Hadada (feuille du Dj. Fkirine, au sud ouest du n° 51), une borne (Cagnat R., 1894).

11Ce lot est le seul à avoir été retrouvé et, à notre connaissance, aucune découverte n’a plus été faite sur le reste du trajet supposé de la Fossa Regia, ni en direction du nord, ni vers le sud. Dans son ouvrage consacré au Tell du nord-est, J. Peyras (1991) renonce à émettre des hypothèses sur le tracé éventuel de cette limite et ne dispose d’aucune donnée certaine. Au delà d’Abthugnos, en direction de Thaenae, il en va de même.

Le tracé hypothétique de la Fossa Regia d’après des données indirectes

12Devant les lacunes de notre documentation, il ne reste plus au chercheur qu’à se tourner vers un certain nombre de données indirectes qui peuvent apporter quelques renseignements, au moins approximatifs.

Borne de la Fossa regia à Sidi Ahmed Ghrib

Borne de la Fossa regia à Sidi Ahmed Ghrib

(photo N. Ferchiou).

13- Le premier groupe d’arguments est lié aux empiétements successifs de Massinissa aux dépens du territoire de Carthage, ainsi qu’aux opérations militaires rapportées par les sources historiques (Bellum Jugurthinum ; Bellum Africum ; textesd’Appien, d’Orose et autres). Ces documents permettent de se faire une idée de certaines régions appartenant au royaume numide (Grandes Plaines, territoire de la Tusca), encore que leur interprétation ne soit pas toujours claire, notamment au sujet des emporia* (Desanges J., 1995 ; Rebuffat R., 1996).
- Au monde numide, on peut également rattacher le toponyme Regius/Regia, qui indique l’appartenance du lieu-dit au royaume massyle, et peut-être même l’existence d’un domaine royal (Camps G., 1960, p. 212-213).
- Un autre type de données plus ou moins utilisable est celui du statut de certaines localités à l’époque romaine : il s’agit en particulier des pagi de Carthage, ainsi que des grands domaines impériaux, qui semblent être souvent localisés au-delà de la frontière. Mais là encore, nos connaissances demeurent lacunaires.
- Peut-être une couverture systématique du terrain par la photographie aérienne aurait-il pu fournir quelques indices, mais nous n’avons pas eu les moyens nécessaires à une telle démarche. Cependant, certaines recherches ponctuelles sur des fossés énigmatiques soulèvent divers problèmes et remettent peut-être en question les notions traditionnelles.
- Le recours aux toponymes El Hadd et Hadada, – qui signifient la limite, la frontière, – peut être utile, à condition de ne pas perdre de vue qu’ils perpétuent le souvenir d’une limite, quelle qu’elle soit, et qui peut être simplement régionale ou locale, sans concerner obligatoirement la Fossa Regia.
- Enfin, restent quelques observations faites sur le terrain, touchant notamment à la répartition des villes fortes, en particulier lors de la traversée de la Dorsale.

14Comme on peut le constater, une bonne part de ces données appartient à la phase romaine impériale de cette frontière, et c’est essentiellement de cette période que date le tracé dont nous allons parler maintenant.

Tracé approximatif

15Du nord-ouest vers le sud-est, voici le tracé très approximatif qu’il a été éventuellement possible de déduire des différentes sources de renseignements ci-dessus répertoriées.

16Ainsi que nous l’avons dit plus haut, vers le nord-ouest, la frontière entre la Numidie et la province d’Afrique (la Vetus) était constituée par le fleuve Tusca, qu’on identifie en général à l’oued Kébir (Desanges J., 1980, p. 205). Mais le cours de ce dernier se dirige vers l’ouest sud-ouest, – c’est à dire vers la Numidie, où il prend sa source, tandis qu’un autre oued, l’Oued Zouara, qui vient d’ailleurs se jeter à une quinzaine de kilomètres à l’est de Thabraca, est orienté nord-ouest sud-est. Le choix de cette rivière, prolongée par une de ses deux branches (Oued Maden), comme frontière, serait peut-être plus logique ; en effet, d’une part, il laisse un certain territoire à la grande ville de Thabraca, alors que celle-ci aurait été quelque peu à l’étroit sur son rocher directement bordé par le Kebir et, d’autre part, le Zouara est plus conforme au mouvement général de la Fossa Regia, qui se dirigeait vers l’est en contournant les “Grandes Plaines” identifiées aux riches terres à blé de Jendouba et de Bou Salem (Gsell S. HAAN, t. II, p. 96 ; t. III, p. 193, 230).

17En tout état de cause, Simitthus et Bulla Regia appartenaient au royaume numide. Pour la seconde de ces deux localités, non seulement les fouilles, mais les textes précisent cette appartenance : Pline la situe en Numidie (V, 22) ; elle a de plus été la résidence du roi Hiarbas (Paul Orose, Adv. paganos, V, 21) ; enfin, l’épithète même de Regia en est la preuve. Cependant, si cette localisation est valable pour les deux cités, on ne sait si la frontière se contentait de suivre le pied des reliefs bordant les Grandes Plaines, ou bien si elle passait beaucoup plus au nord.

18Dans ses avancées successives vers l’est, Massinissa se serait emparé d’une ville appelée Oroscopa par Appien. G. Di Vita-Evrard (1985, p. 42) assimile cette place-forte à Vaga. Certes, cette dernière domine une plaine ; mais, en fait, l’agglomération s’adosse à une ligne de hauteurs et regarde essentiellement vers l’est, et non vers l’ouest, alors qu’en 150 av. J.-C. elle était encore sous le contrôle de Carthage et qu’elle constituait une marche du territoire punique, aux confins de la Numidie. A une quinzaine de kilomètres à vol d’oiseau à l’ouest de Vaga se dresse une table rocheuse, occupée et puissamment fortifiée dès l’époque hellénistique, qui porte actuellement le nom de Kef Rechga (Ferchiou N. 1990). Elle domine toute la vallée de la Medjerda, et, de son sommet, la vue porte très loin, aussi bien vers l’ouest, que le sud et l’est ; seul le secteur nord présente un relief plus accidenté, qui limite la portée du regard. On peut donc se demander si Oroscopa n’était pas établie là, d’autant que le nom actuel recouvre peut-être un toponyme berbère plus ou moins grécisé par Appien et ses sources.

19Plus à l’est encore, après avoir été punique, Vaga est également passée sous domination numide, à un moment au moins de son histoire (Salluste, Bell. Jug., XIX, 3 ; XLII, 1). Mais il se trouve que, au Bas-Empire, cette localité était incluse dans le diocèse de Carthage relevant de la Proconsulaire réduite, ou Zeugitane, et non de celui de Numidie Proconsulaire. Comme le tracé de la Fossa Regia se superpose par endroit à celui de la frontière qui sépare ces deux circonscriptions, G. Di Vita-Evrard (1985, p. 42) se demande si Vaga ne se trouvait pas à l’intérieur de la Fossa, en territoire punique puis romain. A moins qu’elle n’ait été annexée à la Vetus un peu plus tard, en 105 av. J.-C, à la suite de la défaite de Jugurtha.

20En direction du nord, jusqu’où le territoire numide, puis l’Africa Nova, s’étendaient-ils ? Un pagus est mentionné à Thunigaba, à une vingtaine de kilomètres au nord de Vaga (Atlas archéol. de Tunisie, F. Béja, n° 13). Il est possible que ce pagus ait été rattaché, non pas à Thabraca, mais à la pertica de Carthage, qui s’étendait fort loin de l’agglomération même de la capitale de la province (Gascou J., 1972). Mais la chose n’est pas prouvée. Beaucoup plus loin encore, un autre pagus, celui de Trisipa, possédait un territoire assez étendu, puisque deux inscriptions le mentionnant ont été trouvées à une distance de 22 km à vol d’oiseau l’une de l’autre, dans une région accidentée. Le problème est le même que pour celui de Thunigaba (Atlas archéol. F. Zaouïet Medien, n° 3 et 110). La question du rattachement de ces pagi à Carthage n’est pas sans conséquence sur le tracé de la Fossa Regia, car, à une trentaine de kilomètres au sud de Vaga, il est établi avec certitude qu’un certain nombre de pagi de Carthage (Thugga en particulier) (Pflaum H.-G, 1970), étaient situés à l’ouest de la frontière. Il pourrait en être de même pour ceux de la région de Vaga.

21Vers l’est maintenant, la ville de Belalis Major était, comme cette dernière cité, incluse au Bas-Empire dans le diocèse de Carthage, et la problématique est la même. Un peu plus loin, une inscription mentionnant un saltus a été découverte à Ksar Mezouar (CIL VIII, 14428) ; bien que fragmentaire, ce texte semble être un rescrit impérial, analogue à celui du saltus Burunitanus et datant plus ou moins de la même époque. Il y avait donc très vraisemblablement en ce lieu un domaine impérial. Comme plusieurs domaines impériaux étaient établis dans l’Africa Nova, et donc à l’ouest de la Fossa Regia (Lassere J.-M.,1977), il est permis de se demander s’il n’en était pas de même dans ce cas précis.

22En fait, toutes ces remarques constituent beaucoup d’incertitudes qui s’additionnent ! Mais on obtient un tracé relativement logique, en arc de cercle, partant de l’oued Zouara, à l’est de Thabraca, se prolongeant par l’Oued Maden, se dirigeant vers Ksar Mezouar, pour s’infléchir vers le sud et rejoindre la crête du Dj. Cheid, où ont été retrouvées les bornes de Vespasien.

23Cependant, se pose le problème du statut de la localité de Chiniava. Pline (V, 29) mentionne un Oppidum Civium Romanorum Chiniavense. Or, la plupart des oppida de ce type sont localisés en terre numide. L’emplacement de celui de Chiniava n’est pas fixé avec certitude, mais on a tendance à l’identifier avec l’agglomération de même nom, qui se trouve à une quarantaine de kilomètres à vol d’oiseau de Vaga, en direction du nord-est, au voisinage de l’Oppidum Materense (Mateur), d’autant que cette cité paraît avoir été dotée d’un double ordo (Desanges J., 1980, p. 290-291), d’où la ressemblance avec les pagi de Carthage. On a donc supposé que l’Africa Nova et le royaume massyle s’étendaient jusque là (Desanges J., 1980 b) ; mais d’autres savants contestent cette hypothèse et placent Chiniava dans la Vetus. De toutes les façons, la question reste fort obscure (en dernier lieu, Beschaouch A., 1996) ; de plus, comme les doublets sont très nombreux dans l’Afrique Antique, il n’est pas absolument assuré que la Chiniava de Pline était identique à celle connue par les inscriptions.

24Si la Chiniava des environs de Matara se trouvait à l’ouest de la Fossa Regia, l’Africa Nova formait une poche très marquée vers l’est. On ne possède en fait aucune donnée précise sur son tracé. Signalons seulement que, à une dizaine de kilomètres au nord-est de l’oued Zouara, qui, rappelons-le, pourrait correspondre au fleuve-limite appelé Tusca, se dresse une ligne de hauteurs appelée Dj. Hadada ; actuellement, ce dernier sert de frontière entre deux gouvernorats ; mais d’après d’anciennes cartes, une limite de circonscription passait déjà au même endroit avant l’indépendance de la Tunisie. Il y a donc des chances que ce toponyme reflète une tradition ancienne, sans qu’il soit possible de le mettre à coup sûr en relation avec la Fossa Regia.

25Beaucoup plus près de Matara, à une dizaine de kilomètres à l’ouest sud-ouest, là où les reliefs commencent à s’animer, avant d’aborder les Hedils, figure un Dj. El Had ; indique-t-il seulement une limite locale, celle du territoire de Matara par exemple ? Ou bien faut-il l’intégrer au tracé de la Fossa Regia, ce qui rejoindrait la question de Chiniava ?

26D’un point de vue plus strictement archéologique, les vestiges pré-impériaux qui ont été découverts dans toute la région des Mogods et des Hédils se rattachent beaucoup plus à l’univers libyque qu’à celui de Carthage. Il s’agit notamment des haouanet ornés de peintures (Longerstay M., 1993) ; de même les beaux mausolées – tours de Ksar Chenan et Ksar Rouhaha (Poinssot Cl. et Solomonson J.-W., 1963) pourraient avoir appartenu à de riches propriétaires numides, mais la chose est moins assurée, car on a maintenant trouvé des monuments de ce type à l’intérieur du territoire carthaginois. D’ailleurs une aire culturelle ne coïncide pas forcément avec une région politique, et il est difficile de tenir compte de ce type d’arguments pour essayer de préciser le tracé de la frontière, – tracé qui a, de fait, été fluctuant à travers les siècles.

27Au sud-est de Vaga, s’étend la zone des saltus impériaux, notamment entre le coude de l’oued Medjerda et l’oued Khalled. Les savants s’accordent en général pour les situer à l’ouest de la Fossa Regia puisque, dans ce secteur, nous disposons du repère des bornes du Dj. Cheid. Le secteur suivant est justement celui des bornes en question, datées du règne de Vespasien, qui jalonnent une partie de la ligne de crête, la partie nord seulement, il faut le souligner.

28Le repère suivant se trouve à Sidi Ahmed Ghrib (Aïn Teffala), à 25 km au sud-est du groupe précédent. Comme la ligne qui joint la dernière pierre connue du Dj. Cheid (à Chetlou), à celle de Sidi Ahmed Ghrib correspond plus ou moins, au Bas-Empire, à la limite entre les diocèses des légats de Carthage et de Numidie Proconsulaire, et comme elle correspond également plus ou moins à la limite des territoires de Thabbora et de Thimisua, marquée par l’inscription de Henchir Zoubia (Gauckler P., 1896), on peut se demander si la Fossa Regia ne coupait pas directement par là (Ferchiou N., 1980), au lieu de dessiner un long détour vers le sud, comme le proposait L. Poinssot (1907).

29L’épi pierreux suivi par ce savant séparait le territoire de la ville de Thugga de celui d’un domaine impérial, et quinze bornes en jalonnaient le tracé ; cependant, là où ont été découvertes ces dernières, aucune inscription mentionnant la Fossa Regia n’a été reconnue ; inversement, là où sont localisées des bornes de la Fossa, on n’a jusqu’à présent pas retrouvé la suite de la série mentionnant Thugga ; en outre, dans ce même secteur, déjà en 1928, il n’y avait pas trace d’épi pierreux, ni au nord de Sidi Abdallah Bel Behaïmi (ou Bou Behaïm), ni vers l’oued Kachbar (Davin P., 1928-1929), alors que dans la partie méridionale du Dj. Cheid, il était encore visible il y a une quinzaine d’années. Il semble donc bien que ce soient deux choses nettement différentes. Il faut, par ailleurs, observer que, si la Fossa passait plus au nord que ne le croyait L. Poinssot, du même coup tombe l’anomalie relevée par l’éminent épigraphiste lui-même : la présence d’un domaine impérial à l’intérieur de l’Africa Vetus ; avec la rectification de tracé que nous avions proposée il y a quelques années, ce domaine était tout naturellement établi dans l’Africa Nova.

30Une autre borne a été découverte à moins de 10 km de la précédente, en direction du sud (Oued Ouaar) (Poinssot L.,1938-1940). Après, nous ne disposons d’aucun repère sûr jusqu’à Abthugnos. On a supposé que la frontière se dirigeait vers les Ragoubet Ben El Blel (cote 732), puis les Ragoubet El Hejij (cote 705), qu’elle traversait la vallée de l’oued Kebir vers Avioccala, rejoignait le signal d’EI Biat (cote 593), suivait la ligne de partage des eaux, jusqu’au signal du Dj. Fkirine (cote 983), pour rejoindre l’oued Hadada, au sud d’Abthugnos (Poinssot L.,1938-1939). Cependant, comme Furnos Maius était en Proconsulaire au Bas-Empire, peut être la Fossa Regia passait-elle au sud de cette cité, et longeait-elle le Dj. Bargou, contre lequel vient buter la cadastration dans ce secteur (Ferchiou N., 1985). Plusieurs mentions de proconsuls sont également connues à Aïn Rchine au ive s. apr. J.-C. (Ferchiou N., 1980).

31Un peu plus au sud, le cas d’Avioccala est incertain car, dans les textes chrétiens, le nom est déformé. Pour Saradi et Seressi, nous ne disposons d’aucun argument probant pour l’instant ; cependant, des traces de centuriations sont encore visibles au niveau de Saradi ; d’autres s’étendent à quelques kilomètres au sud de Seressi, en contournant le Dj. Chirich vers l’ouest, pour s’interrompre ensuite. Dans ce cas, la Fossa serait passée entre Seressi et le Dj. Chirich, pour se diriger ensuite vers Aïn Zeress et rejoindre l’oued Hadada, à 3 km au sud d’Abthugnos, où a été trouvée la dernière borne épigraphe de la série (Ferchiou N., 1985).

32Quand on aborde la steppe, à la sortie de l’oued Hadada dans la plaine de Djebibina-Nadhour, les recherches deviennent plus incertaines encore que précédemment car les inscriptions se font beaucoup plus rares, et car nous sommes bien souvent très mal renseignés sur le statut des agglomérations. À 1l km environ au sud-est d’Abthugnos, au voisinage de la localité de Nadhour, se dresse un monument en forme de borne milliaire (Ferchiou N., 1985). Faut-il voir dans cet édifice, qui se trouve plus ou moins dans le prolongement de l’oued Hadada, un signal et un jalon dans le tracé de la Fossa Regia, au contact avec la partie septentrionale de la plaine de Kairouan ?

33Au delà de Nadhour, les données certaines font également défaut. A une trentaine de kilomètres au sud-est d’Abthugnos, un peu au delà du Dj. Fadeloun, une longue série de crêtes rocheuses court du nord vers le sud en direction de la Sebkha Kelbia qu’elle contourne par l’ouest. Selon la tradition locale, elle porte le nom de Satour Hadada. Cette ligne de hauteurs sépare nettement la plaine de Sbikha d’une bande littorale de largeur assez modeste, mais dont la mise en valeur agricole semble avoir été, dans l’Antiquité, beaucoup plus poussée que dans la cuvette de Sbikha, à en juger par la densité des ruines.

34Il semblerait en outre que le régime foncier n’ait pas été le même, puisque l’Atlas des Centuriations (Paris, IGN, 1954) révèle que seule la zone côtière a été centuriée ; il est également à signaler que c’est à l’ouest de la barre rocheuse qu’a été découverte une inscription mentionnant un domaine dont le nom est partiellement conservé : le fundus... itanus ; mais son statut exact reste mal connu (CIL, VIII, 23022). Par ailleurs, on a remarqué que la sebkha correspondait à la limite de la culture traditionnelle de l’olivier. Enfin cette série de crêtes constitue, pour qui les a parcourues, une coupure très frappante dans le paysage, aussi bien sur les cartes que sur le terrain. Peut-être cette sorte de frontière naturelle a-t-elle été utilisée comme limite territoriale, ainsi que l’indique son nom même. Mais, faute de documents épigraphiques, il est impossible de déterminer laquelle : celle d’une cité ? Celle du Byzacium, qui s’étendait plus ou moins à cette latitude ? Celle de l’Africa Vetus, – auquel cas elle correspondrait à un secteur de la Fossa Regia ? Cette dernière hypothèse n’est pas à écarter, car le toponyme Hadada qui désigne la ligne de crêtes s’intègre à une série d’autres lieux-dits de même racine, qui paraissent suivre un tracé donné, aussi bien dans la partie nord de la province, que dans le Sahel, ainsi que nous le verrons plus loin.

35Une recherche sur le Byzacium apporterait-elle des éléments complémentaires, puisque cette contrée faisait partie du territoire punique ? Encore faudrait-il en connaître les limites avec précision. Or, si au nord, au sud, et le long de la côte, celles-ci sont relativement définies, vers l’ouest, les choses sont beaucoup plus floues ; on sait que cette entité avait une forme arrondie et un périmètre de 355 km environ (Pline, V, 24) ; il faudrait donc englober la plaine de Kairouan et aller jusqu’aux derniers contreforts de la Dorsale pour obtenir le périmètre en question, – du moins si on situe la limite méridionale du Byzacium aux environs de Thapsus (Pline, V, 24), au lieu de le prolonger vers le sud, de façon à comprendre la partie méridionale du Sahel (Picard G.-Ch. et C, 1970 ; Desanges J., 1963).

36Le texte du Bellum Africum n’apporte pas non plus de données importantes. On sait que le Pompéien Considius, levant le siège d’Acholla pour se replier sur Hadrumète, était passé par le royaume de Juba, afin d’éviter de se heurter aux légions de César (Bell Afric. XLIII). Comme Thysdrus était située avec certitude dans l’Africa Vetus, Ch. Tissot (1888, p. 14-16) supposait qu’il était passé à l’ouest de cette ville, et avait contourné la Sebkha Sidi El Hani, qui aurait servi de limite.

37Nous disposons d’un point de repère approximatif : celui de la localité appelée Aquae Regiae ; ce qualificatif en fait à coup sûr une possession de la monarchie numide. Or cette cité se trouvait à une distance de 50 à 60 milles d’Hadrumète, d’après la Table de Peutinger et l’Itinéraire d’Antonin, soit entre 73 et 88 km environ. Son emplacement exact n’est pas connu, mais il se situe plus ou moins à la latitude du Dj. Trozza (Tissot Ch., 1888, p. 586-588), sur la bordure orientale de la Dorsale, à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de Kairouan. Plus au nord, le Dj. Ousselat, l’antique Oussalaiton, semble un haut lieu de la civilisation berbère depuis la Préhistoire ; la cité de Cululis, l’actuelle Aïn Djeloula, pourrait être une place-forte importante au sortir de la Dorsale, car, sous la forteresse byzantine, nous avons pu repérer des remparts de type libyque (Atlas archéol., F. Aïn Jalloula, n° 113).

38Nettement plus à l’est, se trouvait une localité appelée Vicus Augusti, qu’on situe avec quelque vraisemblance à Sidi El Hani en bordure de la sebkha du même nom, qui est parfois considérée comme formant la frontière entre le royaume numide et l’Africa Vetus, ainsi que nous l’avons vu plus haut. Ce toponyme indique une création impériale. Or, beaucoup plus au nord, dans la région des saltus impériaux à l’ouest de Testour, est connu un autre Vicus Augusti (Atlas archéol., F. Oued Zarga, n° 55). Faudrait-il alors supposer que celui du Sahel se trouvait lui aussi sur un domaine impérial ? Il ne faut pas oublier que, dès le règne d’Auguste, un procurateur impérial était établi dans le Byzacium (Pflaum H.-G., 1968), et qu’il était chargé de gérer les biens de l’empereur. Y aurait-il alors un lien entre ce fonctionnaire et la localité en question ? Auquel cas, si Vicus Augusti était bien sur un domaine impérial, faut-il en déduire, en une seconde étape, que ce domaine était situé à l’extérieur de la Fossa Regia ?

39Or, il est à noter qu’un Oued Hadada figure sur la carte d’État Major, à peu de distance au nord-est de Sidi El Hani, et qu’il se dirige vers la Sebkha Kelbia. Aurait-il donc conservé le souvenir d’une ancienne frontière qui contournerait Vicus Augusti ? Mais là encore, en l’absence de texte épigraphique, on ne peut savoir laquelle, car il peut s’agir aussi bien de la limite du territoire d’Hadrumète (Foucher L., 1964) que de la Fossa Regia. Cependant la relation qui s’établit entre Vicus Augusti, le tracé de l’oued Hadada et le contexte historique pourrait constituer un faisceau de données convergentes en faveur de l’antique frontière. Avec, pour conséquence, de réduire notablement l’étendue du Byzacium à l’époque punique.

40Plus au sud, les cadastrations situées à la latitude de La Chebba et d’Acholla ne s’étendaient guère vers l’ouest et restaient limitées à une bande relativement étroite. Cependant, on a supposé qu’au delà de ces territoires, Rome avait aménagé une sorte de marche incluse dans l’ager publicus (Foucher L.,1 964).

41Sur ce problème, se greffe celui des Gétules possessionnés par Marius et replacés plus tard par Sulla sous la tutelle du roi numide Hiempsal II Ch. Saumagne supposait que les terres qui avaient été assignées à ces Gétules se trouvaient au delà des territoires des villes libres de Byzacène (Saumagne Ch., 1929) ; elles se seraient donc étendues entre Acholla et Thaenae d’une part, et à l’ouest des sebkhas El Goraa et Sidi El Hani, d’autre part, de sorte que la Fossa Regia devait passer beaucoup plus à l’ouest et suivre les crêtes des Dj. Khechem, Goubrar, Ousselet et Bou Dabbouz (du sud vers le nord). En ce qui concerne cette hypothèse, deux remarques peuvent être présentées : d’une part, on ignore l’extension exacte du territoire des villes libres. D’autre part, Cicéron (De Lege agraria, 22) précise que ces terres étaient “in ora maritima ” ; or les montagnes énumérées plus haut sont loin de la mer. Pour que l’expression de Cicéron garde tout son sens, il semble qu’il faille restreindre considérablement l’extension de la zone assignée. D’autant que le Bellum Africum rapporte que des Gétules avaient effectué une série d’incursions en Byzacène et avaient attaqué la ville d’Aggar, qui se trouvait à proximité de la côte, non loin de Sullecthum. Faudrait-il alors situer leurs terres seulement au sud des villes libres, au delà d’Acholla, en direction de Taphrura et Thaenae ? La chose n’est pas impossible, encore que très incertaine (Lassère J.-M., 1977).

42De toutes les manières, d’après Plutarque (Marius, 40), le royaume de Hiempsal touchait le littoral à peu de distance des Iles Kerkennah, c’est à dire dans la région de Thaenae. C’est d’ailleurs au niveau de cette ville que commençait la Petite Syrte (Strabon, XVII, 3, 16).

43A défaut de données épigraphiques certaines, force est de revenir sur les toponymes Hadd/Hadada qui réapparaissent en deux points. On trouve en effet un Henchir Hadda (transcription de la carte d’État Major), un peu à l’ouest de la Sebkha Sidi El Hani. Plus au sud, Ch. Tissot mentionne une Seguiet El Hadd qui passerait un peu à l’ouest de la Koubba Sidi Naceur, où il en avait lui-même reconnu des vestiges.

44Selon le même savant, le point de départ de ce fossé se trouvait un peu au sud de Thaenae ; puis il passait par Ks. Gobreuch, coupait la pointe orientale de la Sebkha El Gharra (ou El Gorra), pour rejoindre les environs de Sidi Naceur dont nous venons de parler, et aboutissait à l’extrémité méridionale de la Sebkha Sidi El Hani. Annotant le manuscrit de Tissot, S. Reinach (p. 18, note 1 ; p. 751, note 2) s’est inscrit en faux et a affirmé catégoriquement que celui-ci avait été induit en erreur. Or, puisque ce toponyme apparaît ici et là, il n’y a pas de raison de rejeter les dires de Tissot. Certes, aux environs de Thaenae, il ne figure plus sur la carte, mais le lieu-dit Bir Haj Mbarek existe encore ; or, S. Reinach reconnaît lui-même (p. 19, note 1) que la région où se trouve ce puits porte le nom d’El Hadd et qu’un des oueds des environs a pu servir de repère.

45Ainsi, à partir de la ville d’Abthugnos, près de laquelle coule un Oued Hadada, lui-même balisé par une borne de la Fossa Regia, jusqu’au sud de Thaenae, les toponymes Hadd/Hadada jalonnent un tracé relativement cohérent qui obéit assez bien à une logique de frontière.

46Au terme de cette recherche sur le tracé de la Fossa Regia, force est de redire que, mis à part le lot de bornes découvertes dans le secteur qui s’étend du Dj. Cheid à Abthugnos, beaucoup d’incertitudes demeurent.

47Au nord de ce lot, en direction de Thabraca, trois tracés sont possibles : l’un englobant Vaga dans la Vetus ; le second passant un peu à l’est de cette même ville, plus ou moins au niveau de Ksar Mezouar ; le troisième dessinant une saillie prononcée en direction du nord-est, pour comprendre Chiniava.

48Au sud du lot de bornes, deux hypothèses sont également en présence : celle de Ch. Saumagne qui attribue à l’Africa Vetus toutes les plaines de Sbikha, Kairouan, Nasser Allah, Sidi Bou Zid, en suivant la ligne des reliefs, pour tourner en direction de Thaenae en passant par un Henchir Hadada dont l’interprétation est incertaine. La seconde hypothèse est celle de Ch. Tissot qui s’appuie sur les toponymes Hadd/Hadada et sur les traditions locales, pour faire passer la Fossa beaucoup plus près de la côte et limiter la Vetus à une bande étroite dans sa partie sud.

Les variations de frontière

49Ces incertitudes peuvent être liées à des rectifications éventuelles du tracé de la frontière. Tel est peut-être le cas dans le secteur de Vaga, ainsi que l’a suggéré G. Di Vita-Evrard : cette ville a pu être possession numide jusqu’à la défaite de Jugurtha, après laquelle Rome aurait annexé cette portion de territoire, pour des raisons économiques et stratégiques, – ce qui expliquerait qu’elle ait été ultérieurement incluse dans le diocèse du légat de Carthage. On peut également imaginer une variante sur le scénario précédent : aux mains de Rome en 146 av. J.-C, Vaga aurait été conquise par les monarques numides (à moins que Rome ne la leur ait cédé, à titre de faveur), puis elle aurait retrouvé son statut primitif (Di Vita-Evrard G., 1985).

50De même, des changements analogues pourraient expliquer les difficultés d’interprétation concernant Thaenae. A l’origine, elle aurait été située dans l’Africa Vetus, d’où la localisation du toponyme El Hadd au sud de cette ville. Or, ce serait dans la région de Thaenae, le long du littoral, que se seraient trouvées les terres faisant partie de l’ager publicus et concédées par Marius à des Gétules qui avaient embrassé sa cause. Plus tard, ces mêmes Gétules ont été replacés sous l’autorité de Hiempsal par Sulla. Ce mécanisme se serait appliqué également à Thaenae ou Thabena, devenue possession de Juba. D’où la tournure particulière utilisée par l’auteur du Bellum Africum :

« Thabenenses interim, qui sub ditione et potestate Jubae esse consuessent... »
« Entre temps, les habitants de Thabena qui s’étaient accoutumés à vivre sous la dépendance et l’autorité de Juba... »

51Enfin, après la défaite et la mort de Juba, la ville aurait retrouvé sa place dans la Vetus.

52Ainsi donc, dans le cas de Vaga et de Thaenae, le recours aux textes historiques a permis d’avancer l’hypothèse de modifications du tracé primitif de la frontière ; mais il n’est pas impossible qu’il y ait eu d’autres cas similaires encore non identifiés, faute de documentation.

Fossa et fossé

53Le tracé de la Fossa Regia, tel que nous avons essayé de le restituer, est fondé essentiellement sur une documentation appartenant à l’époque romaine impériale (bornes ; inscriptions concernant le statut de certaines localités). Or, il faut observer que, dans le secteur où ont été découvertes les bornes de Vespasien, la photographie aérienne n’a révélé aucune trace de fossé, du moins sur les documents que nous avons pu étudier. En revanche, en plusieurs points de la Tunisie, nous avons repéré des lambeaux de fossés, qui sont de véritables tranchées de plusieurs mètres de large, et courant sur des centaines de mètres, sinon des kilomètres. Il semble donc bien que nous soyons en présence de deux systèmes distincts, qui courent à quelque distance l’un de l’autre, et qui sont matérialisés de manière différente. Alors, comment interpréter ce dualisme ?

54- Faut-il supposer que, lors de la décision prise par Vespasien de réactiver la Fossa Regia, les bornes n’ont pas été placées exactement le long de l’ancienne frontière, mais selon un tracé différent, pour répondre à des nécessités particulières ?

55- Au contraire, s’il s’agit de deux frontières distinctes, l’une serait bien la Fossa Regia ; mais alors quelle serait l’autre ? Le fossé proprement dit correspondrait-il aux Fosses Phéniciennes (Phoinikoi Taphoi) ? Aux tronçons de fossés que nous avons déjà signalés, il faut ajouter celui de la région de Graïba, à cinquante kilomètres au sud de Thaenae ; il est porté sur la carte d’État Major et est apparent sur les photographies aériennes ; en outre, il se trouve plus ou moins dans le prolongement d’un Henchir Hadada au bord de l’oued Melah qui va se jeter dans la mer. C’est donc une nouvelle pièce à verser à un dossier déjà épineux. En fait, malgré de nombreuses vérifications sur le terrain, nous n’avons pu mener nos recherches que de manière très ponctuelle, en fonction des quelques lots de clichés aériens que nous avons pu obtenir, et nous pensons que seul un balayage systématique du territoire de la province d’Afrique par ce procédé, permettrait peut-être d’apporter des réponses plus précises.

Le problème du rebornage de la Fossa

56Il reste à s’interroger sur les raisons de ce rebornage, qui ne sont pas évidentes à première vue. Une première explication est celle de la révision des terres imposables, commencée pendant la censure de Vespasien en 74 apr. J.-C. (Le Glay M., 1968).

57Mais, par delà la simple opération cadastrale, on peut songer à la mise sur pied « d’un découpage géographique valable globalement, à toutes fins administratives » (Di Vita-Evrard G, 1985).

58Cependant, il est curieux de constater que les travaux de délimitation semblent n’avoir été effectués que dans une région bien précise, un peu à l’est des pagi de Carthage ; ailleurs, aucune inscription mentionnant la Fossa Regia n’a été découverte jusqu’à présent, ni en direction du nord, ni dans le Sahel. On peut donc se demander pourquoi les arpenteurs de Vespasien se sont cantonnés dans le secteur en question : aurait-il été sujet à litige, tandis que d’autres n’auraient pas posé de problème juridique ? Quelle serait la nature des terres qu’on a ainsi voulu délimiter : la zone des grands domaines impériaux ? La pertica de la colonie de Carthage ? Les colons des régions de petite colonisation étaient-ils régis par des dispositions particulières ? Pourquoi n’y a-t-il aucune trace de fossé aux abords des bornes ? Bien que ces dernières mentionnent expressément la Fossa, n’y aurait-il pas eu une entorse à la vérité historique, au nom de la Raison d’État et des intérêts en jeu ?

59En fait, il faut bien avouer que nous ne pouvons que poser les problèmes, en attendant de nouvelles découvertes, aussi bien sur le plan épigraphique que sur celui de la photo-interprétation.

60Toutes les questions posées jusqu’à présent amènent, en une dernière étape, à réfléchir brièvement sur la notion même de frontière appliquée à la Fossa Regia, et sur les différents aspects relationnels que sous-tend une telle notion. Or « cette limite ne repose sur aucune donnée géographique : elle a figé arbitrairement un moment d’un vaste mouvement qui n’a pu s’achever » (Camps G., 1961, p. 195). Au moment de la destruction de Carthage, outre la question de son tracé, il y aurait toute une recherche à faire, non seulement sur son système de défense, vu du côté numide, aussi bien que de celui de Rome, mais aussi sur l’organisation administrative et économique des zones frontalières de part et d’autre de la limite, et sur la politique de reprise en main des régions fraîchement annexées par Massinissa.

61On pourrait également s’interroger sur les populations qui occupaient ces zones frontalières, leurs liens de parenté, leurs contacts par l’intermédiaire des migrations, de la transhumance et des échanges économiques éventuels.

62A l’époque impériale, après l’extension de l’Empire de Rome, c’est sous l’angle de l’insertion dans le nouveau contexte que les mêmes questions se posent. De tout cela, il ne subsiste guère que des témoignages le plus souvent indirects : inscriptions bien trop rares et vestiges archéologiques, habitat, parcellaire, modes de sépultures, mobilier recueilli dans les tombes, productions locales et importées.

63Ainsi donc, la Fossa Regia n’échappe-t-elle pas au destin des frontières, qui est d’apparaître, varier, disparaître, renaître à l’occasion, selon le flux et reflux de l’histoire, et de marquer parfois la mémoire des hommes sous forme de légendes ou de traditions.

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Table des illustrations

Titre Les différents tracés possibles de la Fossa regia de la région de Thabraca (Tabarka) à Thaenae (Henchir Thyna au sud de Sfax)
Crédits (carte de N. Ferchiou).
URL http://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/docannexe/image/1957/img-1.png
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Titre Borne de la Fossa regia à Sidi Ahmed Ghrib
Crédits (photo N. Ferchiou).
URL http://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/docannexe/image/1957/img-2.png
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Pour citer cet article

Référence papier

N. Ferchiou, « Fossa Regia »Encyclopédie berbère, 19 | 1998, 2897-2911.

Référence électronique

N. Ferchiou, « Fossa Regia »Encyclopédie berbère [En ligne], 19 | 1998, document F39, mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/1957 ; DOI : https://doi.org/10.4000/encyclopedieberbere.1957

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Droits d’auteur

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