Dans la littérature relative à la Tunisie que présente le site Mémoire vive, une attention particulière a été portée aux ouvrages anciens non répertoriés ou nayant pas fait lobjet de travaux danalyse ou dérudition. Ainsi, de vastes secteurs de cette littérature pourront être révélés au public ou aux chercheurs grâce au projet Mémoire vive. Les uvres récentes, celles qui ont été publiées après lindépendance, appartiennent déjà à notre « mémoire vive », cest la mémoire des autres uvres que notre équipe a choisi de raviver.
Un autre parti-pris de léquipe a été de ne pas sen tenir aux seuls écrivains de nationalité tunisienne, mais dillustrer aussi, afin de donner une idée de lactivité littéraire intense qui a prévalu durant la première moitié du XXe siècle dans notre pays, les uvres décrivains français ayant vécu en Tunisie ou ayant traversé notre pays et sétant intéressés à lui. Nous nexclurons donc pas la littérature des voyageurs ni celle des nombreux cercles littéraires français qui se sont activés dans notre pays.
De même, il ne faut pas sétonner de la présence, sur notre site, de nombreux écrivains juifs, car ces écrivains furent tunisiens et, du moins illustre dentre eux au grand Albert Memmi, ils ont donné à notre scène littéraire et partant à notre patrimoine bien des particularités qui distinguent ce patrimoine de celui des pays voisins.
Nous avons voulu, en résumé, que notre site illustre, de la façon la plus fidèle, ce quétait la scène littéraire francophone en Tunisie durant les cinquante premières années de notre siècle cest-à-dire présente un paysage marqué par la diversité ainsi que par un foisonnement quil est difficile dimaginer de nos jours. Du coup, notre site ne présente pas que des chefs-doeuvre, loin sen faut. Y figurent, en effet, dexcellents écrivains et des auteurs plus médiocres ou plus ordinaires, car, pour bien contempler un paysage, il faut pas que lil ne sattarde que sur les cimes ; les plateaux voire les plaines, sils ne sont pas aussi élevés, ne manquent pas de charme et, sils en manquent, ils offrent toujours un intérêt.
La littérature tunisienne de langue française est moins importante en volume comme en valeur que la littérature tunisienne de langue arabe et elle est plus récente que cette dernière puisqualors que celle-ci remonte à la conquête arabe, cest-à-dire au VIIe siècle, la littérature de langue française a suivi limplantation du Protectorat français (1881) et ne concerne à proprement parler que le XXe siècle.
Ayant pour vecteur la langue du colonisateur, elle fut pratiquée aussi bien par les musulmans arabes on berbères arabisés qui formaient et forment encore le fonds de la population du pays (Mahmoud Aslan, Salah Farhat) que par les minorités juive (Ryvel, César Benattar), italienne ou maltaise (Marius Scalési) sans compter les Français installés en Tunisie qui créèrent cercles littéraires, manifestations culturelles, journaux et périodiques, qui lui donnèrent un certain essor et fondèrent une vie littéraire tunisoise sur le modèle de la vie littéraire parisienne. De même, les premières décennies du siècle virent se développer la littérature de voyage, celle des écrivains français en visite en Tunisie qui continuaient la tradition de Chateaubriand, dAlexandre Dumas ou de Maupassant comme André Gide ou, plus tard, Montherlant.
Les uvres davant-guerre, quelles soient le fait décrivains autochtones ou décrivains français, furent, sauf exception, marquées du sceau dune vision convenue, obéissant aux stéréotypes dune littérature coloniale avide dexotisme et de « scènes de la vie du bled ». Lorsque, par aventure, les écrivains se détournaient du milieu dans lequel ils vivaient, ils écrivaient des uvres sans envergure, tout aussi convenues, mais influencées par dautres stéréotypes. Cest le cas par exemple des écrits de Louis Grivel.
Cest après la guerre mondiale et lorganisation de la lutte pour lindépendance, cest-à-dire au moment où sexacerbent les passions et saiguisent les armes et les intérêts que cette littérature trouve en Albert Memmi son grand écrivain, mais, curieusement, en dépit de la prédiction que fit ce dernier en 1964, dans une anthologie consacrée à la littérature maghrébine de langue française, cest après lindépendance (1956) et de nos jours encore que cette littérature connaît ses uvres les plus marquantes, celles dAbdelwahab Meddeb, de Fawzi Mallah, de Mustapha Tlili, de Majid El Houssi, de Hédi Bouraoui, de Hélé Béji et vit un essor remarquable sur le plan quantitatif.
Moins marquée après lindépendance par la question coloniale que sa voisine, la littérature algérienne, en dépit du fait que le théoricien de la relation colonisateur-colonisé fut le Tunisien Albert Memmi dans son Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur (1957), la littérature tunisienne francophone récente, bien que parfois iconoclaste comme elle lest dans la poésie de Salah Garmadi et même violente comme chez le premier Moncef Gachem, est souvent expérimentale, plus centrée sur la question littéraire que sur la question sociale ou politique. Elle est de même très sensible au conflit ou à la cohabitation linguistique et comporte voire exhibe les traces de la langue arabe dans la mémoire du texte écrit en français. Usant dune intertextualité prégnante et quelquefois abusive, elle explore « lentre-deux » des langues et des cultures comme dans luvre de Abdelwahab Meddeb ou, avec moins dimplications dordre culturel, celle de Tahar Bekri. Cet « entre-deux » est également celui où se meuvent volontiers les écrivains expatriés : Bekri, El Houssi, Bouraoui, Amina Saïd.
Fruit dune société où la femme a acquis un statut légal et réel qui lautorise à jouer un rôle prépondérant et actif, cette littérature est souvent le fait de femmes-écrivains qui rivalisent avec les hommes sur la scène littéraire comme dans larène sociale.
On notera enfin lextrême diversité de cette littérature qui pratique tous les genres avec une prédilection marquée pour la poésie, mais contrebalancée, ces derniers temps, par une floraison sans précédent de la littérature narrative comme de lessai (Faouzia Zouari, Pour en finir avec Shérazade) ou le théâtre (Abdelmajid El Aroui, La Kahéna). À cette diversité des genres, sajoute une grande variété de lécriture, majestueuse, classique chez Abdelaziz Kacem (LHiver des brûlures), lyrique ou ironique chez Samir Marzouki (Je ne suis pas mort), dense et dansante chez Moncef Ghachem (Nouba), limpide chez El Houssi (Des voix dans la traversée), déconstruite chez Hédi Bouraoui (Vésuviade, La Tour CN), invectivante et drôle chez Salah Garmadi (Nos Ancêtres les bédouins) pour ne citer que ces écrivains.
Cette littérature connaît actuellement un bouillonnement qui draine dinévitables scories voire de réelles inepties, mais dont il sortira sans aucun doute un jour les grands textes francophones qui manquent encore à ce pays qui bénéficie pourtant de la présence déditeurs tenaces et inventifs comme Cérès-éditions et Lor du temps et où leffort de création est soutenu par lÉtat comme par quelques entreprises privées par le biais des achats des bibliothèques publiques ainsi que des prix littéraires.
Échantillon disponible :
Aslan (M[ahmoud]), Pages africaines (Tunis : Éditions de la « Kahena », 1934).