Si la «
Révolution du jasmin » évoque la douceur du parfum de la fleur
du même nom, la « Révolution des œillets » au Portugal (Revolução dos
Cravos) renvoyait, elle, à tout le moins pour les lusophones, aux clous
de la crucifixion christique.
Aucune connotation sacrificielle dans la
« révolution » tunisienne. Seuls demeurent un néo-orientalisme
touristique et une sémantique rappelant celle des deux premières années
du règne de l’ « artisan du changement »,
Zine El Abidine Ben Ali, qui
aimait qualifier précisément son « coup d’Etat médical » de « Révolution
du jasmin ».
Guère étonnant que ce terme ait été contesté par les
principaux acteurs de ce soulèvement populaire. S’il fallait donner le
nom d’une fleur pour symboliser cette révolution, ça serait plutôt celle
du
figuier de barbarie**, la seule « autorisée » à pousser dans ces
régions arides.
Le retour à la normale prôné de ses vœux par le gouvernement de
transition paraît bien plus inquiétant qu’un calme après la tempête. En
effet, la brèche ouverte par la colère des exclus serait sur le point de
se refermer.
Ces invisibles et ces sans-voix, dont les jeunes chômeurs
issus des régions déshéritées du pays représentent le parangon, sentent
mieux que n’importe quel observateur que
leur lutte est sur le point de
servir les vieilles élites citadines, comme naguère au XIXe siècle celle
des ouvriers allemands avait pu servir le roi de Prusse. Pour
comprendre ce scénario bien huilé,
il est nécessaire de revenir sur les
moments et les dimensions de cette colère populaire.
BASSIN MINIER DE GAFSACelle-ci se manifeste il y a deux ans lors du
mouvement du bassin minier
de Gafsa, quasiment inaperçu dans les médias français et tunisiens.
Cette lutte de plus de six mois appelait déjà au respect de la justice
sociale et de la dignité.
Réclamer du travail revenait à s’attaquer à un
véritable système de solidarités tribales, de népotisme et de
clientélisme, encadré par la police et les responsables du parti au
pouvoir. Le tout se déroulait sur fond de promesses de développement
local dans une « zone d’ombre » dont les habitants n’avaient plus que
leur honneur à perdre.
Des centaines de Tunisiens ont été arrêtés,
torturés ou bien emprisonnés, plusieurs sont morts dans les
affrontements avec la police. Et le gouvernement a fini par installer
des unités de production industrielle, génératrices d’emplois autour de
l’épicentre de cette révolte, sorte de répétition générale.
Le 17 décembre 2010, Mohammed Bouazizi s’immolait à Sidi Bouzid, dans le
gouvernorat voisin, se détruisant, à défaut de détruire ceux qui l’ont
détruit. Le 22 décembre 2010, toujours à Sidi Bouzid, Houssine Ben Faleh
Falhi mourrait électrocuté sur un poteau électrique, alors qu’il
proclamait haut et fort son droit à la dignité, tel Nidhal le héros du
long métrage
Essaïda réalisé en 1996 par le cinéaste tunisien Mohamed
Zran.
Les émeutes, d’abord localisées dans cette petite ville du nom d’Abou
Saïd, personnage populaire burlesque et miséreux, se sont rapidement
propagées dans les régions les plus déshéritées du pays.
Les premiers
slogans appelant au départ de « Ben Ali et de sa clique de voleurs »
rythmaient les manifestations de soutien aux martyrs, suicidés ou
victimes des tirs à balle réelle. Le 4 janvier 2011, l’annonce par
Achourouk, journal pro-régime, du plus grand projet d’investissement
dans le gouvernorat de Sidi Bouzid a, à rebours de l’effet escompté par
les pouvoirs publics, déplacé le centre de gravité des affrontements
vers
Kasserine, chef-lieu du gouvernorat voisin à l’est. (
Voir la carte)
Malgré le
climat de guérilla urbaine alourdi par les tirs de snipers, les émeutes
se sont diffusées dans la majeure partie des villes du pays n’atteignant
pas toutefois les grands centres urbains.
En effet, il faut attendre
l’intervention de la centrale syndicale, l’
Union générale tunisienne du
travail (l’
UGTT), seule organisation possédant une réelle capacité de
mobilisation populaire, pour que la colère s’y dirige, canalisée dans
des manifestations organisées.
Dans le sillage de
la grève générale du
matin du 14 janvier 2011, des lycéens, étudiants, avocats, chômeurs,
employés et bientôt une foule de Tunisiens criaient « dégage !» à
l’unisson devant le ministère de l’Intérieur précipitant la fuite de Ben
Ali et la fin du premier acte de cette « révolution ».
NOUZOUHAussi, ce récit sommaire plaide-t-il, à juste titre, sinon pour
souligner le rôle des
inégalités régionales de développement et partant
du sentiment d’injustice qu’elles entretiennent, du moins pour placer à
l’origine de l’explosion de cette colère
le sous-prolétariat des
régions de l’intérieur du pays.
En effet, celui-ci est exclu sur le plan
économique car chômeur et indigent. Il est exclu sur le plan social
car discriminé à l’embauche et humilié par ses diplômes le rendant
paradoxalement responsable aux yeux du tout un chacun de son inactivité
professionnelle ou de son « déclassement ».
Il est enfin exclu sur le
plan politique, car ces jeunes « nouzouh », descendants des hilaliens et
des tribus nomades, effraient les oppositions politiques et
para-politiques légales composées en majorité d’
élites citadines de plus
de 50 ans concentrées dans le triangle huppé de la capitale (Carthage,
La Marsa, Sidi Bousaïd).
Pour autant, cette révolte des « nouzouh » a enclenché une dynamique
démocratique par le bas sur le point de s’enrayer. Au sein de
comités
populaires spontanés, ces jeunes, armés de bâtons parfois terminés de
couteaux à l’image des paysans qui, jadis, attaquaient les cavaliers du
Bey (le monarque), libéraient leur parole, devenant tous théoriciens du
politique et spécialistes de droit constitutionnel. Délivrés de leurs
stigmates, ils étaient acteurs de l’Histoire, chez eux, jusqu’à être
récemment contraints de marcher symboliquement vers Tunis comme par
réflexe ancestral.
Dans la capitale, certains y étudient déjà l’informatique, les sciences
de la gestion ou les langues étrangères et transfigurent leur triple
exclusion par une fascination pour l’imaginaire de la conspiration sur
Internet, fréquentant parfois les jeunes bourgeois de Tunis (beldis)
unis comme eux contre un moloch insaisissable présent tant dans les
cerveaux que dans les flux électroniques.
« LAISSE-MOI VIVRE ! »Car, une fois les inégalités régionales et sociales reléguées au second
plan, reste
la lutte culturelle d’une jeunesse dont le sentiment
d’étouffement est proportionnel à son désir de détruire ce qui entrave
sa liberté d’être et d’avoir. En effet, tant décrié par les sorbonnards
dans la France de mai 1968, l’accès à la
société de consommation ne
semble pas représenter une aliénation pour ces jeunes.
Au contraire,
l’ouverture du marché tunisien à de nouveaux produits leur évoque
davantage la possibilité d’endosser de nouvelles identités. Il faut
croire que le pôle délimité par le modèle du mafieux type « Al Pacino »
cristallisé de manière maladroite par
Imed Trabelsi, le neveu de Leïla
Ben Ali, ou celui de l’
islamiste salafiste de quartier, trop idéologisé,
voire « retourné » par la police, ne suscitent pas d’identification
positive.
En effet, ils en ont assez de ne disposer que de quelques marges
d’action entre ces deux extrêmes : jeune marié plus ou moins pieux
écoutant le dernier CD MP3 de musique populaire que tout le monde
possède, buveur de rouge ou de Celtia (la bière locale), fréquentant les
discothèques « branchés » ou « squattant » dans le quartier, jeune
femme séductrice portant lunette Ray-Ban ou bien affichant sa piétée par
un couvre-chef, gage de sérieux exhibé aux prétendants masculins.
Sur
le plan idéologique, les choix se réduisent quasiment à un
marxisme-léninisme aux relents tribalistes et étatistes, des convictions
nietzschéennes de gauche ou de droite, une religiosité identitaire de
type Islam
new age de marché ou des croyances théologico-politiques plus
totales et radicales alimentées par le spectacle télévisuel des
exactions de l’armée américaine en Irak.
C’est comme si finalement, la société tunisienne entretenant de plus en
plus d’airs de famille avec la société albanaise ou moldave, notamment
sur le plan de ses pesanteurs traditionnelles, de sa corruption
systémique, du développement de la prostitution de ses femmes et du
tape-à-l'œil de ses bandes mafieuses, revendiquait son moment
post-moderne à travers ses jeunes proclamant aux caciques du régime, aux
nouveaux riches trop ostentatoires et aux idéologues de tout poil :
« lâche-moi ! » et « laisse-moi vivre ! ».
MAI 68À ce titre, cette
« révolution » est une
révolution générationnelle semblable à un mai 68
qui aurait réussi, portée et publicisée par l’avant-garde résolue d’une
société individualiste, incarnée par la figure émergente de
l’« hacktiviste » féru de
Facebook et amateur du film dystopique «
V
pour Vendetta ».
Les grandes transformations qui ont récemment affecté le tissu
symbolique et socioéconomique de cette société maghrébine se sont
manifestées chez les jeunes, tant par un brouillage des rôles entre les
sexes que par un sentiment de paupérisation et de frustration générateur
de dépressions psychologiques.
Elles ont également engendré un
déni de
la souffrance d’autrui destiné à masquer sa propre souffrance – une
forme de banalisation du mal – et enfin une soumission à contrecœur à la
hiérarchie des « vieux », moins éduqués, empêtrés dans des
« archaïsmes » de pensée et de comportement.
Il faut croire que tout a
voulu éclaté au même moment. Le régime autoritaire si inique qu’il soit
sur le plan moral n’était pas l’unique cause de ce désarroi salvateur.
En revanche, il en a représenté le symbole.
La « révolution » tunisienne réunit ainsi une dimension générationnelle
et culturelle rappelant le mai 68 français ainsi qu’une dimension
émeutière portée par un
sous-prolétariat exclu et humilié. En ce dernier
sens, elle demeure en phase avec les nouvelles mobilisations qui
semblent se profiler en Europe occidentale et en Amérique du Nord.
Par
ailleurs, sa « réussite », à tout le moins le fait qu’elle ait démantelé
partiellement un régime et exclut ses représentants les plus zélés de
l’imaginaire national, montre que le « volontarisme révolutionnaire » du
gauchisme maoïste et tiers-mondiste est caduc. Elle révèle qu’
une
révolution peut éclater sans qu’une minorité agissante insuffle l’esprit
révolutionnaire à des masses « inertes », atomisées par la misère et le
contrôle social.
De ce point de vue, elle sert sans nul doute d’antidote aux désillusions
de nombre de soixante-huitards du Maghreb et d’ailleurs, secrètement
fidèles, malgré leur activiste d’antan, à la théorie du primat des
conditions socio-économiques réelles dans la dynamique révolutionnaire.
Si, son dénouement est heureux, elle montrera également qu’un pouvoir
peut s’écrouler malgré la surveillance serrée des prétendues activités
de « subversion » à l’échelle d’un pays.
Quoi qu’il en soit, même si les
luttes sociales conduisent à la chute de l’actuel gouvernement, à
l’élection d’une assemblée constituante et à une véritable « révolution
démocratique » dans la durée, seule l’Histoire nous prouvera si le
sous-prolétariat des « nouzouh » des régions oubliées de Tunisie a bel
et bien lutté pour son roi de Prusse, l
e futur maître de Carthage.
*
En dialecte tunisien, le terme « Nouzouh », qui a une connotation
parfois péjorative, désigne les populations des régions rurales de
l’intérieur du pays par opposition aux « Beldis » (les élites
citadines).**
La journaliste franco-tunisienne Nabihah Gasmi et le militant
politique Sadri Khiari refusent catégoriquement la formule de
« Révolution de jasmin », fleur des banlieues huppées de Tunis, lui
préférant celle de « Révolution de la figue de barbarie ».
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