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Chère démocratie, cher pétrole

LE MONDE ECONOMIE | 07.03.11 | 15h28  •  Mis à jour le 07.03.11 | 15h28

 

Que pourrait signifier un soulèvement arabe pour le monde ? Nul ne connaît la réponse à cette question. Mais cela ne doit pas nous empêcher d'essayer de deviner ce qui pourrait sortir de cette grande incertitude.

En tant qu'économiste, je trouve un des aspects de ces événements particulièrement réjouissant : ils démontrent que la capacité de prévoyance des experts dans le domaine politique est au moins aussi limitée que celle des économistes. Les événements de ce genre sont par nature imprévisibles.

Et cela n'est pas dû au fait que ce sont des "inconnues connues" : en effet, nous savons pertinemment que de nombreux pays sont susceptibles de connaître de tels soulèvements, mais personne ne peut savoir quand ni même si ces soulèvements se produiront. Nous ne connaissons pas leur degré de probabilité. Comme dit Hamlet, "le tout est d'y être préparé".

L'une des grandes questions sera de savoir jusqu'où peut se propager l'agitation, non seulement dans le monde arabe mais au-delà. Jusqu'à présent, on pensait que la capacité des exportateurs de pétrole à répartir la richesse dans leurs pays les protégerait des convulsions. Après Bahreïn et, plus encore, la Libye, l'argument ne convainc plus.

La distance géographique et culturelle, par rapport à l'épicentre, ainsi que le dynamisme économique et la gouvernance compétente devraient procurer une certaine protection. Mais ces événements montrent à quel point le fait de disposer d'une voix politique est un désir universel. L'idée d'une immunité culturelle à ces idéaux prétendument occidentaux semble aujourd'hui avoir perdu de la crédibilité. Cette vague-là pourrait se dissiper ; d'autres surgiront.

Considérons à présent les conséquences économiques. Tant que les producteurs de pétrole étaient immunisés, ces conséquences pouvaient être considérées comme minimes sur le court terme, et modestes à long terme. Même l'économie égyptienne est plus petite, aux prix du marché, que celle de la République tchèque.

LES PRODUCTEURS DE PETROLE PAS IMMUNISES

Mais il apparaît en définitive que les producteurs de pétrole ne sont pas du tout immunisés. Résultat : le prix du pétrole a dépassé, fin février, 114 dollars le baril, soit 64 % de plus qu'en mai 2010. Pour ceux qui ont gardé en mémoire les chocs antérieurs, cela est de mauvais augure. La question est de savoir jusqu'à quel point on est en droit de s'inquiéter.

"Chacun des cinq derniers ralentissements majeurs de l'activité économique mondiale, remarquait récemment, dans une note de blog sur FT.com, Gavyn Davies (ex-banquier et ancien président de la BBC), a été immédiatement précédé par une forte hausse du prix du pétrole." Parfois, ces pics tarifaires ont été provoqués par des crises de l'offre, comme dans les années 1970.

D'autres fois, ils ont résulté de hausses de la demande, comme en 2008. Mais le résultat a toujours été douloureux. Stephen King, d'HSBC, affiche un pessimisme identique : "C'est réglé comme une horloge : les hausses du baril supérieures à 100% conduisent à une diminution du PIB (produit intérieur brut)."

Un choc pétrolier a des effets économiques complexes : il transfère le revenu des consommateurs aux producteurs ; il fait baisser la dépense globale, du fait que les consommateurs réduisent leurs dépenses plus vite que les producteurs n'accroissent les leurs ; il détourne la dépense des autres biens et services ; il enrichit les pays exportateurs nets de pétrole et appauvrit les pays importateurs nets de pétrole ; il fait monter le niveau des prix ; il fait baisser les salaires réels et la rentabilité des industries consommatrices d'énergie ; enfin, il réduit l'offre du fait que la capacité de production devient non rentable.

EFFETS IMMEDIATS

Certains effets sont immédiats - l'impact sur le niveau des prix, par exemple. Certains ne se font sentir qu'à long terme et dépendent donc de la durée du choc ; l'impact sur la capacité de production est l'un de ceux-ci. Par ailleurs, certains effets sont directs, d'autres dépendent des réponses politiques apportées.

Que pouvons-nous dire, à ce stade des événements, de ces différents effets ? M. Davies remarque que, aux prix actuels, une hausse de 20 dollars par baril entraînerait une augmentation des dépenses en pétrole qui équivaudrait à environ 1% du montant des dépenses mondiales sur l'ensemble des produits.

Au cours des dix derniers mois, cependant, le prix du pétrole a augmenté de 40 dollars. Ce qui voudrait dire que son impact atteindrait près de 2 % de la production mondiale - soit suffisamment pour déclencher un ralentissement mondial sensible, au moins sur le court terme.

Au final, comme le souligne M. Davies, l'impact sur les économies émergentes, qui sont plus gourmandes en énergie que les pays avancés, serait plus important. Les Etats-Unis, avec ses politiques énergétiques gaspilleuses, sont aussi beaucoup plus vulnérables que les autres pays avancés.

Au-delà, beaucoup dépendra de la durée du pic tarifaire et des politiques adoptées en réponse. Si la hausse récente s'avérait éphémère, l'impact économique serait atténué.

COMPENSER LA BAISSE DE LA PRODUCTION LIBYENNE

Parmi d'autres questions importantes se pose celle de savoir dans quelle mesure cette agitation pourrait toucher d'autres producteurs, et notamment l'Arabie saoudite. Pour l'instant, cette dernière peut compenser la baisse de la production libyenne, car celle-ci - qui représente environ 2 % de la production mondiale - est inférieure à la capacité excédentaire de l'Arabie saoudite.

De plus, toute réduction de la production, même dans les pays directement affectés, devrait être brève, à condition que la capacité ne soit pas endommagée : les gouvernements des pays exportateurs de pétrole veulent des revenus. Des gouvernements démocratiques pourraient avoir encore plus besoin de ces revenus que des despotes.

Plus les consommateurs penseront que ce choc sera éphémère, plus ils seront enclins à piocher dans leurs économies. Grâce à leurs réserves de devises, les économies émergentes devraient aussi être en mesure d'augmenter leurs dépenses pendant un choc de courte durée.

De surcroît, tant que les attentes inflationnistes restent sous contrôle, les banques centrales n'ont pas besoin de s'engager dans un resserrement préventif. De ce point de vue, les pays à hauts revenus sont plutôt en meilleure forme que les pays émergents, dans lesquels l'inflation représente un plus grand danger.

Nous en revenons donc au point où nous avons commencé : nous sommes dans la plus grande incertitude. Nous savons que le choc pétrolier risque d'être très important, mais très loin d'être catastrophique, et sans doute assez bref.

Mais un tel optimisme repose en partie sur l'hypothèse selon laquelle la propagation de l'agitation est désormais contenue. Il dépendra aussi de la perpétuation du regrettable marchandage traditionnel : la répression comme prix de la stabilité de l'offre de pétrole. C'est un marchandage séduisant pour les consommateurs.

Mais est-il moralement désirable, ou même soutenable, politiquement sur le long terme? (cette chronique est publiée en partenariat exclusif avec le "Financial Times". "FT". Traduit de l'anglais par Gilles Berton).

La "une" du "Monde Economie" du 8 mars 2011.

La "une" du "Monde Economie" du 8 mars 2011.DR

Martin Wolf, éditorialiste économique
 

Vos réactions (1)

 

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  • pierre-guillemot pierre-guillemot 03h03

     L'auteur part de l'idée que l'agitation dans les pays producteurs fait monter les prix par peur de voir baisser la production de pétrole. Il a peut-être raison. Mais pas d'inquiétude: les pays producteurs de pétrole dépendent des pays consommateurs pour leur nourriture, et de plus en plus. Et là, pas de produits de remplacement, pas moyen de consommer moins. Tout ça est robustement équilibré. Et il ne se passera rien. Répondre


 

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