Quel est le point commun entre Laurence Parisot, les dirigeants d’EDF, Louis Blériot, les négociants du Bordelais et de Bourgogne, Coco Chanel, Jean-Claude Decaux, la famille Rothschild ou Jean Panzani ? Et entre Alain Afflelou, Georges Besse, Emile Guimet, Panhard et Levassor, Maurice Lévy ou Marc Ladreit de Lacharrière ?
Le Dictionnaire historique des patrons français consacre aux premiers une notice biographique détaillée. Les seconds se contentent d’être cités au détour d’un paragraphe.
Il était de toute façon impossible d’être exhaustif, la France comptant plus de 145.000 dirigeants d’entreprises de plus de 10 salariés.
Mais, au-delà de ce recensement - qui pourrait ressembler si l’on se méprenait à un inventaire à la Prévert -, si les monographies d’entreprises et les biographies de capitaines d’industrie ne manquent pas, on ne disposait pas en France, d’une vue d’ensemble « sur les structures, les comportements et les dynamiques d’évolution du patronat », français au XXe siècle, une lacune de l’historiographie que comble avantageusement ce Dictionnaire, comme le rappelle dans sa préface Jean-Claude Daumas, qui en a dirigé la rédaction, en collaboration avec Alain Chatriot, Danièle Fraboulet, Patrick Fridenson et Hervé Joly.
L’ouvrage se compose de deux parties (trois si l’on considère les 120 pages de sources et les 100 pages d’index).
La première est consacrée à 302 entrées de figures (biographiques, dynastiques ou collectives, avec dans ce cas des regroupements qui peuvent être géographiques, sectorielles ou liées à une entreprise). Elles établissent un équilibre subtil entre morts et vivants, patrons qui ont réussi ou qui ont échoué.
Pour les 168 auteurs - spécialistes des sciences sociales (historiens, sociologues, gestionnaires, géographes, etc.) - de ce pavé de plus de 1600 pages qui ont ratissé large, il s’agissait de « sélectionner les patrons les plus significatifs, qui incarnent un type de patronat, un secteur d’activité ou un territoire ».
Parfois, la famille - Michelin, Opinel, Schneider, etc. - l’emporte sur l’individu et permet « de dégager une identité collective » qui se traduit par un « portrait de groupe ».
« Nous n’avions pas de patron essentiel dans le Choletais, explique Jean-Claude Daumas, mais pris comme ensemble, cela avait du sens ». La famille Gallimard n’aurait sans doute pas été retenue si les critères de chiffre d’affaires ou de nombre de salariés avaient prévalu. Edouard Leclerc -inventeur d’un modèle de distribution-, propriétaire de deux magasins, non plus.
En plus d’un siècle, aux Rothschild, Prouvost, Potin d’hier ont succédé les Bouygues, Arnault, et autre Bolloré. Les dynasties familiales fondatrices ont parfois cédé la place aux managers qui ont pour noms Owen-Jones, Messier ou Lauvergeon. Un jeu de chaises musicales « révélateur des mutations du capitalisme français entre les débuts de la seconde révolution industrielle, vers 1880 » - qui voit se développer «un patronat d’ingénieurs tourné vers des stratégies de croissance, avec une ébauche de gestion managériale», analyse Jean-Claude Daumas - et la mondialisation actuelle de l’économie et son patronat de financiers.
« Des familles (Lagardère, Bouygues) ont émergé entre 1945 et 1975, en sont aujourd’hui à la 2e génération et c’est le passage à la 3e - s’il se réalise - qui permettra de parler de « dynastie », ajoute-t-il.
Car le patronat d’aujourd’hui change, que ce soit dans la formation de ses élites, dans la structure du capital des entreprises, dans les politiques sociales menées en lien avec les entreprises, dans le rapport aux échanges internationaux.
De quel « patronat » parle-t-on ? Jean-Claude Daumas remarque que le mot « n’a pas servi à désigner le patronat organisé avant la transformation de la Confédération générale de la production française en Confédération générale du patronat français sous le Front populaire ».
« Patron et patronat. Histoire sociale du concept de patronat en France au 19e et 20e siècle » (Persée) rappelle que « le mot patron apparaît pour la première fois dans un texte officiel au sens de chef d’entreprise dans le décret de 1848 sur les conseils de prud’hommes, et plus tard dans les lois de 1880 et 1884 autorisant les syndicats professionnels (…) ».
Mais il n’y a pas « d’unité toute simple : ni pour diaboliser le patronat, ni pour construire des légendes dorées », explique Alain Chatriot. Le patronat s’inscrit dans la diversité : taille d’entreprises, secteurs d’activités, espaces géographiques, convictions aussi, du Familistère de Jean-Baptiste Godin, à la « prudence patrimoniale » des Wendel.
Les patrons des PME pourront se reconnaître dans ce dictionnaire. N’y-a-t-il pas une notice individuelle consacrée à un patron de PME : la famille Noël, dans la chaussure, à Vitré, en Ille-et-Vilaine. Mais on les retrouve dans les notices collectives et thématiques, à travers leurs organisations. Il faut remarquer que beaucoup de patrons ont d’abord été des patrons de PME, comme Louis Renault. Francis Holder (boulangerie Paul) gère son groupe sans hiérarchie managériale. La seconde partie thématique leur donne donc de la visibilité. Ce dictionnaire est le seul à les présenter.
Cela étant, l’un des enseignements majeurs de cet inventaire est la forte stabilité des élites dirigeantes, qui laisse la part belle aux familles et aux hauts fonctionnaires. Symboliquement, du reste, la première partie ouvre sur Michel Albert et se clôt sur Henri Ziegler. Le premier, qui incarne le catholicisme social, constate Pierre Martin, l’auteur de sa notice, eut “une carrière de grand commis de l’Etat plus que de grand patron”, fut administrateur du groupe Express et travailla pour le Crédit agricole.
Pour le second, passé par Air France, Breguet et Airbus, “il est légitime de se demander si ce haut fonctionnaire sans capitaux appartient bien au patronat français”, s’interroge Marc-Daniel Seiffert. Une façon d’illustrer la singularité du capitalisme à la française, lié aux grandes écoles ou à la haute fonction publique.
Il est bien sûr difficile de ne pas céder à la tentation du recensement des absents !…
« Nous n’avons oublié personne d’incontournable, explique Jean-Claude Daumas. On pourra certes regretter l’absence de patrons émergents [des nouvelles technologies], mais l’essentiel de leur carrière est devant eux »… A eux de confirmer !
Jean-Michel Aulas - président du club de football de l’Olympique lyonnais, certes, mais avant tout président-fondateur de la Compagnie européenne de gestion par l’informatique décentralisée (CEGID) -, par exemple, a bénéficié de « toute une équipe d’historiens spécialistes du monde patronal lyonnais », admet Alain Chatriot, alors que pour Jacky Lorenzetti (ex Foncia) ou Mourad Boudjellal (Soleil Productions), « aucune analyse précise n’a été proposée ni par des historiens, ni par des sociologues, ni par des gestionnaires! »
« La présence de Cardin ou de Bergé pour prendre deux exemples dans le quasi-même secteur, poursuit Alain Chatriot, n’est pas là pour leur faire plaisir ni parce qu’ils sont célèbres mais bien parce que leur trajectoire permet de poser un certain nombre d’interrogations et de tenter d’y répondre. »
Carlos Ghosn, n’a pas été retenu. Mais les choix essentiels auxquels son nom est associé n’ont-ils pas été préparés par son prédécesseur, Louis Schweitzer ?
A l’inverse, la présence de « l’électricien » Ernest Mercier (1878-1955) ou d’Henri de Peyerimhoff de Fontenelle (1871-1953), président du Comité central des Houillères de France de 1926 à 1940, un peu oubliés aujourd’hui, s’explique par le fait qu’ « ils furent sans doute parmi les figures les plus influentes du patronat français pendant trente ans, entre 1910 et 1940. »
Les 121 entrées thématiques de la seconde partie - « Le petit patronat », « Face à la mondialisation », « Le comité des Forges », « Le CNPF », « Les caisses du patronat : des caisses noires », etc., réunis dans 10 chapitres qui vont de “Identités” à “Evénements” en passant par “Recrutement et carrière” ou “Politique et influence”- qui constituent la seconde partie permettent au Dictionnaire d’échapper à une logique du palmarès, lui évitant de s’installer dans une concurrence du Who’s Who. A l’individuel et au singulier répondent donc le collectif et le général.
Ces notices posent des questions transversales qui permettent de scruter le monde des patrons, d’en saisir les idées et les valeurs, et d’en comprendre les mobilisations collectives. La notice sur « Mai 81 », par exemple, rend compte du traumatisme provoqué par l’élection de François Mitterrand et éclaire la décision d’Arnault de quitter la France… à rapprocher de celle consacrée à Bernard Tapie : « par sa réussite aussi flamboyant que superficielle, écrit Catherine Vuillermot, son nom reste durablement associé à l’ambiguïté de la réhabilitation de l’entrepreneur capitaliste sous l’ère Mitterrand. » !…
Ce n’est pas la moindre qualité de ce dictionnaire de “périodiser” ainsi l’histoire du capitalisme français, qui voit d’abord une minorité de patrons défendre la libre entreprise, avant que le discours libéral ne se radicalise en deux temps : en 1968, d’abord, puis avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981.
A ce discours se rallieront les gouvernements successifs, avant que n’intervienne la crise financière de 2008, qui conduit la finance à s’interroger. L’attitude de Franck Riboud, le PDG de Danone, est révélatrice : alors qu’il se fixe des objectifs de rentabilité très importants lors de la succession de son père à la fin des années 1990, il se livre à un « étonnant mea culpa », en 2009, déclarant dans « Le Monde » que « la recherche de la maximisation du profit n’est mécaniquement pas durable ».
Alors que paraît une deuxième édition de « L’Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours » (La découverte/Poche), qui montre que le sujet fascine, déjà la question d’une mise à jour se pose. Jean-Claude Daumas se montre nuancé : «Non, notre modèle n’est pas Wikipédia. Nous avons voulu faire un ouvrage de référence, au format papier, soigneusement écrit, qui s’impose par la solidité de ses analyses. Nous assumons donc le fait qu’il soir un objet fini et daté. Ce qui, bien sûr, n’interdit pas une réédition.»
« Dictionnaire historique des patrons français », sous la direction de Jean-Claude Daumas, en collaboration avec Alain Chatriot, Danièle Fraboulet, Patrick Fridenson et Hervé Joly. Flammarion, 1614 pages, 65 euros.