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Philippe Mesmer, l'un des correspondants du "Monde" au Japon

"Au Japon, les gens commencent à perdre patience"

LEMONDE pour Le Monde.fr | 16.03.11 | 16h45  •  Mis à jour le 17.03.11 | 12h19

 

Des Japonais font la queue devant une station-essence à Mito, au nord de Tokyo, mercredi matin 16 mars.

Des Japonais font la queue devant une station-essence à Mito, au nord de Tokyo, mercredi matin 16 mars.AP

Alain O. : Comment expliquez-vous cette cohésion, cette force collective dont fait preuve la population japonaise ? Est-elle liée uniquement aux entraînements organisés pour faire face aux séismes ? Je ne suis pas sûr que les Français réagiraient de la même manière.

Philippe Mesmer : Je pense que c'est l'éducation. Dès le plus jeune âge, à l'école, on transmet la valeur du groupe, on apprend à faire les choses ensemble, à vivre en groupe, à vivre en société. L'appartenance à un groupe est importante dans la société japonaise. Et j'explique le calme, l'absence de panique des Japonais par cette éducation, qui fait qu'on préfère se mobiliser ensemble, supporter ensemble plutôt que de perturber l'ensemble de la société. Je crois qu'il y a une très forte cohésion entre les Japonais. C'est un sentiment personnel. C'est effectivement très différent de la culture française.

AllelujaPitchou : Quel est le climat qui règne sur le Japon en ce moment ? La population panique-t-elle à présent ? A-t-elle peur ? S'enfuit-t-elle ?

Je pense que la population est inquiète, une partie même a peur. Il y en a qui commencent à fuir les zones les plus touchées. Il y a de la nervosité dans des villes comme Sendai, qui est la principale ville touchée par les tsunamis. Dans cette ville, il y a des problèmes d'approvisionnement, qui s'ajoutent à ceux du nucléaire. Je crois qu'il commence à y avoir quelques manifestations de mécontentement, mais cela reste très mesuré. Je n'ai pas encore entendu parler de mouvement de panique.

Wen : J'aimerais savoir quelle atmosphère règne dans la capitale... A quoi peut-on voir qu'une catastrophe s'est produite ?

Les rues sont vides, les magasins ont certains rayons vides – l'eau par exemple, les ramen (nouilles instantanées, que l'on peut stocker très longtemps et qu'on a l'habitude d'avoir chez soi en cas de catastrophe). Dans les magasins, il n'y a plus non plus de piles, de lampes de poche, car il y a des risques de coupures d'électricité.

Mais je crois que le plus spectaculaire pour une ville comme Tokyo, c'est le fait que les rues soient vides.

Guest : Sentez-vous la société japonaise montrer des signes d'impatience, de colère, d'indignation face à l'opacité de la communication de la société Tepco, face au gouvernement trop longtemps laxiste envers Tepco ?

JCR : Combien de temps les Japonais supporteront-ils le manque de transparence de leur gouvernement ?

Je ne sais pas. Il est vrai qu'il y a de plus en plus de personnes qui perdent patience, notamment envers Tepco, la compagnie qui gère les centrales. Cette société n'a pas une très bonne image dans le sens où elle a déjà, dans le passé, été reconnue coupable de dissimulation d'informations. Donc cette fois, oui, les gens ne sont pas contents, parce qu'on ne leur dit pas tout et que les premiers communiqués étaient très flous, très complexes à comprendre. Ce qui a donné tout de suite une impression de manque de transparence.

Le gouvernement, lui, a fait l'erreur de ne faire que répéter ce que disait Tepco. Et je pense qu'il a un peu perdu de son crédit en faisant cela.

Ensuite, l'autre point, plus politique, c'est que l'administration en place du premier ministre, Naoto Kan, était assez impopulaire avant la catastrophe. Donc il est facile de retomber dans la critique, je pense.

Kalaf : Comment les Japonais ont-ils réagi à la prise de parole de l'empereur ? Les a-t-elle rassurés ou bien leur a-t-elle fait prendre conscience qu'un danger majeur les guette ?

Beaucoup de Japonais étaient étonnés qu'il ne s'exprime pas plus tôt. Quant à savoir comment son intervention est perçue, je ne sais pas.

Sil : Quelle est la position de la classe politique japonaise sur l'avenir du nucléaire dans le pays ?

Avant la catastrophe, le gouvernement japonais était sur la même ligne que beaucoup de gouvernements dans le monde et mettait le nucléaire dans les technologies permettant de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Donc le Japon voulait augmenter la part du nucléaire dans sa production d'électricité.

Mais le nucléaire au Japon, traditionnellement, n'est pas populaire. La première raison, c'est le souvenir vivace des bombardements de Hiroshima et Nagasaki. Et la deuxième raison tient au fait que le Japon est un pays à fort risque sismique, donc pour beaucoup de gens, c'est absurde de construire des centrales nucléaires dans de telles conditions.

Anne A. : Pouvez-vous me dire quel est le poids du mouvement écologiste au Japon ?

Malgré cela, il n'y a pas de parti écologiste au Japon. Cela n'empêche pas que les questions environnementales occupent une place importante dans le discours politique.

Françoisinjapan : Il me semble que les Japonais sont particulièrement agacés par le sensationalisme des médias étrangers, sorte d'incitation à la panique visible aussi dans les communautés d'étrangers. Ressentez-vous la même chose ?

Je pense que certains médias étrangers exagèrent. C'est tout à fait vrai.

Pour ce qui est de la communauté étrangère, le fait qu'elle soit étrangère fait qu'elle est peut-être moins prête à accepter les discours des politiques japonais. Ce qui fait qu'elle est peut-être plus facilement encline à décider de quitter le pays.

J'ajoute que le souvenir de Tchernobyl peut être encore vivace, notamment chez les ressortissants européens.

Yann : On dit souvent que les Japonais "n'aiment pas perdre la face" et qu'il est absolument essentiel de ne pas critiquer son pays en face d'étrangers. Ce trait culturel (qui n'est peut-être qu'un cliché ?) peut-il avoir un impact négatif, à la fois sur la propension à accepter l'aide extérieure et sur la nécessité de faire son auto-critique face à cette catastrophe nucléaire ?

Je pense qu'il y a un peu de ça. Il y a aussi chez les Japonais le désir de ne pas vouloir déranger l'autre. Ils peuvent donc se poser la question : en sollicitant l'aide extérieure, est-ce qu'on ne dérange pas l'autre ?

Il y a aussi beaucoup de Japonais qui s'inquiètent du mal que le problème nucléaire peut poser dans les autres pays. Je crois que cela les perturbe.

Edouard : Comment réagissent les Japonais des régions épargnées par la catastrophe ? Des mouvements de solidarité se mettent-ils en place ?

Il y a une différence entre le Nord et le Sud, puisque le Nord est ravagé et le Sud ne l'est pas. Il y a des mouvements d'aide. Par exemple, beaucoup de gens se sont portés volontaires pour aller aider, des dons s'organisent. Donc oui, il y a une solidarité certaine, même si elle s'exprime dans la discrétion.

Alain O. : Le débat sur le nucléaire prend-il la même ampleur au Japon qu'en France ?

En ce moment, les deux seules questions qui sont posées sont : jusqu'où ça ira ? et à quand la prochaine secousse ?

Ccl : Qu'est-ce qui inquiète le plus les Japonais : une catastrophe nucléaire pour le moment encore potentielle, ou les problèmes plus urgents de survie ?

Le nucléaire. La télévision diffuse 24 heures sur 24 des informations sur la catastrophe dans son ensemble. Et 90% des images sont consacrées à la centrale de Fukushima.

Anonyme : Avez-vous des nouvelles de la partie de la population qui vit confinée (entre 20 et 30 km de Fukushima) ?

Le problème, c'est que c'est dans la zone ravagée par le séisme et le raz de marée, donc les communications y sont très difficiles. Les seules personnes qui ont accès à cette population sont les sauveteurs, tout se fait dans l'urgence. On a l'impression que pour l'instant, on se concentre sur la centrale, et pour le reste, on verra plus tard.

Marie : Les entreprises japonaises continuent-elles à fonctionner normalement? Assiste-t-on à un ralentissement de l'économie ?

Il y a un ralentissement de l'économie, évidemment. Pour deux raisons. La première, c'est que des usines se trouvaient dans les zones sinistrées. La deuxième est liée aux problèmes d'approvisionnement en carburants, d'abord, en électricité ensuite, et les voies de circulation étant perturbées, les routes étant très abîmées dans les régions du Nord, on ne peut pas circuler comme on le faisait avant.

Pour le problème spécifique de l'électricité et du carburant, le gouvernement a demandé aux entreprises de limiter leur consommation. Donc oui, l'économie tourne au ralenti.

Independance : Comment l'action des dirigeants de Tepco est-elle jugée par les Japonais ?

Très mal. En fait, les Japonais reprochent à Tepco ses mensonges par omission. Ils lui reprochent aussi d'avoir voulu résoudre le problème seule, au début. Et dans le même temps, bien sûr, il y a, je pense, une compassion et un respect certains pour les techniciens qui sont sur le site.

Michel : A partir de quel moment songerez-vous à quitter le Japon ? Attendez-vous une consigne directe de l'ambassade ?

Pour l'instant, je suis parti à Kyoto, plus en raison d'inquiétudes pour ma famille que pour moi. Quant à quitter le Japon, je n'en ai pas envie, parce que cela fait presque neuf ans que j'habite ici, que j'ai des amis japonais, et que quitter l'archipel me rendrait très malheureux. A Kyoto, je me sens en sécurité, je pense qu'il n'y a pas de problème pour l'instant. Il est certain que si la dangerosité devient insupportable, je partirai, mais ce sera pour revenir le plus vite possible et pour aider à reconstruire.

Charles : Les Japonais redoutent-ils déjà une contamination alimentaire ?

Oui, ils s'en inquiètent. Pour information, il y a déjà des indices de radioactivité trouvés dans l'eau du robinet dans la préfecture de Fukushima.

Jonathan : Si la situation dégénère, risque-t-il d'y avoir des mouvements d'émeute ou de pillages comme on pourrait le voir dans d'autres pays, ou même de guérilla urbaine ?

Non. J'ai lu un article où les Américains s'étonnaient que ce genre de problèmes ne se présente pas pour l'instant. Mais je crois que la force du groupe, qui doit être lié au fait que ce pays est insulaire, donc sans issue de secours aisée, empêche ce genre d'excès.

Noémie : Sur le long terme, que pensez-vous qu'il peut y avoir comme impact dans les mentalités ?

Je crois qu'après vingt années difficiles économiquement et socialement, cela peut peut-être leur redonner un élan. Et si le premier ministre a comparé cette crise avec celle du lendemain de la deuxième guerre mondiale, ce n'est peut-être pas innocent.

KAL : Toutes les écoles japonaises sont-elles fermées à l'heure actuelle ?

Non. En fait, c'est la période de la fin de l'année scolaire, maintenant. Donc c'est plutôt les fêtes de fin d'année, mais cette année j'ai entendu dire qu'elles étaient plutôt limitées par respect pour les victimes. La nouvelle année scolaire commence début avril. En tout cas, les écoles ne sont pas fermées.

Julien : Pourquoi les officiels japonais (premier ministre, ministres, dirigeants de Tepco) que j'ai vu sur NHK portent-ils des sortes de combinaisons (genre bleu de travail) ? Cela assoit-il leur crédibilité ou cela décrit-il une situation de crise ?

C'est la tenue du technicien. Quand le premier ministre s'exprime dans ce domaine, quand il visite une usine, il met cette tenue. Cela se fait, je pense, par respect pour celui qui travaille, et c'est un moyen de montrer qu'on est confrontés aux difficultés ensemble.

Bob : Comment l'actualité est-elle traitée dans les médias japonais (journaux et télé) ? Est-ce que leur ton est à l'image d'une partie de la population : calme et maîtrisé, ou critique ?

Maxime D : Les médias occidentaux montrent des scènes "apocalyptiques" avec des morts et des cadavres ensevelis. Les médias japonais dédramatisent-ils la situation ou utilisent-ils le même type d'images ?

Il y a des éditoriaux qui sont vifs. Mais la langue japonaise, la manière de s'exprimer, fait qu'on est plutôt dans la suggestion que dans l'affirmation. Et dans cette logique, je pense, les médias ne publient pas d'images de cadavres.

A la télévision, il y a un peu de sensationnalisme dans la mise en scène, dans le montage des images sur les chaînes commerciales. Mais ce n'est pas CNN...

Clément : La population locale a-t-elle du mal a fuir ? Mon frère a réussi à prendre un vol d'Osaka pour Dubaï ce matin ; en revanche, sa femme, qui l'accompagnait, n'a pas pu obtenir de billet. Savez-vous si les ressortissants étrangers sont privilégiés ?

Non, je ne le pense pas. Je crois que les seuls freins à la fuite seraient l'engorgement et une trop forte demande. J'ignore si on est dans ce cas-là aujourd'hui.

Henri : Comment sont hébergés les nombreux sinistrés sans abris ?

Ils sont hébergés dans des édifices publics : gymnases, écoles, salles polyvalentes, qui ont aussi comme fonction celle de refuge en cas de catastrophe. Elles sont équipées pour cela. Je crois que dans les six préfectures touchées, il doit y avoir 2000 centres qui accueillent les réfugiés.

Sophie :  Est-ce que les grandes villes arrivent à être approvisionnées en nourriture et eau potable en quantité suffisante pour nourrir la population ?

Oui. Il y a eu des perturbations dans les livraisons juste après la catastrophe, pendant deux ou trois jours. Il y a eu des ruptures de stocks dans les magasins en raison des achats de précaution le week-end des 12 et 13 mars. Et c'est vrai qu'encore aujourd'hui, certains produits sont immédiatement achetés aussitôt mis dans les rayons, mais on ne peut pas dire qu'il y ait une grave situation de pénurie. Et je pense que le problème d'eau potable concerne uniquement les zones sinistrées.

Chat modéré par Emmanuelle Chevallereau
 
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