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Libye : les raisons de la non-intervention

LEMONDE | 17.03.11 | 13h01  •  Mis à jour le 17.03.11 | 13h01

 

Trop tard, donc. Il serait trop tard pour empêcher la défaite de la rébellion libyenne. Il fallait agir plus tôt... Dans ses Mémoires, Bill Clinton évoque "l'un des plus grands regrets" de sa présidence (1992-2000) : "Ne pas avoir essayé d'arrêter la tragédie du Rwanda" - le génocide de la population d'ethnie tutsi, en 1994, dans ce pays de l'Afrique des Grands Lacs - quand il était encore temps.

Même remords chez le Ghanéen Kofi Annan. L'ancien secrétaire général de l'ONU était à l'époque chargé des opérations de maintien de la paix. "J'aurais pu, j'aurais dû faire plus" pour alerter sur ce qui se préparait au Rwanda, confiera-t-il plus tard. Un mandat plus interventionniste pour les casques bleus déployés sur place aurait limité (empêché ?) les massacres.

La Libye n'est pas le Rwanda. La singularité du drame rwandais doit être préservée ; il n'y a pas de génocide le long du golfe de Syrte. La comparaison a ses limites, mais la question posée reste la même : la pertinence d'une intervention extérieure face à une catastrophe annoncée.

On sait ce que le dictateur libyen, le colonel Mouammar Kadhafi, a déjà fait. On peut imaginer ce qu'il fera si ses forces s'emparent du bastion, et dernier carré, de la rébellion, la ville de Benghazi. En cas de représailles massives et sanglantes, personne ne pourra se dire "surpris" - Kadhafi les a annoncées...

Quand le vent de la révolte arabe se lève sur la Libye, il y a un mois, le Guide répond comme il gouverne depuis quarante-deux ans - par la force et la terreur. A Tripoli, il ordonne à la troupe de tirer sur les manifestants. A la mitrailleuse. Ses mercenaires étrangers ratissent les quartiers rebelles de la capitale. Ils ouvrent le feu dans les maisons ; ils enlèvent les hommes pour des destinations inconnues. Ses milices mitraillent les ambulances, entrent dans les hôpitaux pour achever les blessés. Les victimes se comptent par centaines, sinon par milliers.

A leur crédit, Nicolas Sarkozy et le Britannique David Cameron sont les premiers à poser la question d'une intervention. On formule l'hypothèse d'une zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye : il s'agit de priver Kadhafi de l'utilisation de ses avions pour bombarder les positions rebelles. Il y a une sorte de consensus français. L'idée d'une intervention ne rallie pas seulement les intellectuels et partisans les plus traditionnels de l'ingérence.

Elle est partagée par les "réalistes". La nécessité d'une action militaire, même indirecte, s'impose à Alain Juppé, le ministre des affaires étrangères, qui parle du devoir de protection des populations civiles. Elle est défendue par le député socialiste Paul Quilès qui dénonce depuis près d'un mois un attentisme "honteux" dans l'affaire libyenne. Ex-ministre de la défense, Paul Quilès jure qu'il n'aurait pas fallu grand-chose pour enrayer dans l'oeuf l'offensive de Kadhafi.

Peu suspect de souffrir d'"interventionnisme" chronique, Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, est sur la même ligne : "Moi qui ai toujours contesté le pseudo-droit d'ingérence, néocolonial, je pense, nous dit-il, que la Libye est une exception, et qu'il est extrêmement grave de ne pas être capable de mettre en oeuvre la responsabilité de protéger (les populations civiles)."

Pour se livrer à un acte de guerre - décréter une no fly zone en est un - contre un pays, il faut l'accord du Conseil de sécurité de l'ONU. Il est la seule institution habilitée à conférer l'imprimatur de la légitimité internationale à une telle intervention. Or, solidement assis sur leur droit de veto, la Chine et la Russie sont contre une opération en Libye. C'est une question de principe : Pékin et Moscou ont une conception fondamentaliste de la notion de souveraineté nationale - un Etat est maître chez lui, toujours ; circulez, ils n'y dérogeront pas !

Mais on pouvait les contourner et passer outre. Il y avait - il y a toujours - une autre base juridique pour légitimer une intervention en Libye. En 2005, l'Assemblée générale de l'ONU a adopté à l'unanimité la doctrine dite de la "responsabilité de protéger" - en jargon onusien, la R2P, the responsability to protect. Traduisez : un Etat membre a la responsabilité de protéger ses ressortissants ; s'il y faillit, en les agressant par exemple, cette responsabilité incombe à la communauté internationale.

La volonté politique a manqué. Pourquoi ? On peut, après avoir pointé l'indifférence de la Chine et de la Russie, incriminer l'habituelle pusillanimité d'une Europe, et tout particulièrement de l'Allemagne, que Paris et Londres n'ont su convaincre. C'est facile, même si c'est juste. Certains font valoir qu'une zone d'exclusion aérienne ne changerait rien à la situation sur le terrain : les forces de Kadhafi avancent avec leurs blindés, pas grâce à leur aviation. Mais, décrétée dès le début, autant comme un avertissement politique que militaire, une telle mesure eût pu dissuader Kadhafi de lancer sa contre-offensive. Possible, mais pas sûr.

Alors, si l'on veut bien admettre que la France et la Grande-Bretagne ne peuvent y aller toutes seules et que, dans cette affaire, les Chinois et les Russes sont impuissants par conviction, il reste à se tourner vers les Etats-Unis. Jusqu'à présent - jusqu'à ce jeudi 17 mars -, Barack Obama n'a pas voulu d'intervention.

Après l'Irak et l'Afghanistan, il ne veut pas d'une troisième guerre en pays musulman. Sans doute craint-il ce que l'ancien chef d'état-major Colin Powell appelle la maladie des "frappes ciblées", des mini-interventions : si elles ne suffisent pas, il faut s'engager plus avant et, au bout de cette logique, il y a l'intervention au sol avec, cauchemar suprême, la perspective de devoir faire du nation building en Libye, autrement dit de prendre en charge un Etat sous-administré et grand comme trois fois la France !

Vraie raison ou fausse excuse masquant mal une étonnante frilosité ?


frachon@lemonde.fr

Alain Frachon (Chronique "International") Article paru dans l'édition du 18.03.11

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