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Lettre d'Asie

Le troisième homme de Djakarta

LEMONDE | 18.03.11 | 14h32  •  Mis à jour le 18.03.11 | 14h33

 

L'Indonésie a enregistré la plus forte progression d'internautes de toute l'Asie du Sud-Est, vient d'annoncer ComScore, un centre d'études basé à Singapour. Même à l'échelle mondiale, la plus grande nation musulmane de la Terre serait l'un des pays les plus emblématiques de l'explosion des réseaux sociaux.

Le rôle joué par Facebook ou Twitter dans l'origine et la préparation des toutes premières manifestations contre les dictateurs arabes au Caire ou à Tunis est avéré. Mais il est frappant d'observer qu'en Asie du Sud-Est, région "émergente" entre toutes, à quel point la popularité de ces dits réseaux supplée parfois la transmission classique de la connaissance.

A Djakarta, deux personnages, parmi d'autres, incarnent ce phénomène. Le premier est un homme de 36 ans, scénariste et réalisateur. Il s'appelle Salman Aristo : certains Indonésiens, même les musulmans (ils représentent 80 % des 240 millions d'habitants), portent des patronymes aux consonances portugaises ou autres.

Salman est devenu récemment l'une des stars de fiksimini, mot indonésien pour désigner la minifiction sur Twitter. "Ce n'est pas moi qui ai eu l'idée de départ, explique-t-il autour d'un jus de litchi dans un café cossu du sud de Djakarta. Je me suis joint à trois autres écrivains qui avaient eu l'idée de ces créations rapides en 142 caractères. Au début, je me suis dit : est-ce que c'est seulement un truc pour faire de l'autofiction facile ? Et puis je me suis pris au jeu. Faire de la fiction sur une distance aussi contraignante était d'abord un moyen d'exercer ma maîtrise de la langue écrite et, grâce au twitt, que l'on peut écrire partout, d'être toujours en situation de créativité."

Le sieur Aristo s'est pris au jeu de ces twitts vite écrits, vite lus. Depuis qu'il a commencé, il y a moins d'un an, il a produit quelque 5 000 de ces minifictions dont l'ambition est de susciter l'interrogation et d'ouvrir le champ libre à l'interprétation. Des dizaines de milliers de personnes lisent ses twitts, lui répondent, entretiennent avec lui des rapports constants dans cet espace numérique inédit.

"Je vais vous donner un exemple, sourit Salman, un homme au visage gracieux, porteur de lunettes à monture épaisse, mon record c'est une fiction en deux mots, soit onze caractères." Il marque un temps : "J'ai simplement écrit ceci : "benitt bunuh !" Ce la signifie "on a tué la graine !" Alors, vous allez me dire, qu'est-ce que ça veut dire ? Eh bien, c'est au lecteur du twitt d'en définir le sens. Est-ce que cela signifie un avortement ou le début d'une révolution avortée, à lui de choisir."

Car il n'y a pas que du désir littéraire chez Salman Aristo : pour lui, ces fictions minuscules doivent être le véhicule de messages politiques questionnant le système. L'Indonésie a connu les affres de la dictature et de la répression. Quand le tyran Suharto est tombé, en 1998, les portes de la liberté d'expression se sont peu à peu ouvertes et l'immense archipel peut se targuer d'avoir, aujourd'hui, l'une des presses les plus libres de toute l'Asie. La transition vers la démocratie ne se fait cependant pas sans heurts et en dépit d'un système tendant à séparer le religieux du politique, le respect du pluralisme religieux dont se targue la République indonésienne doit parfois faire face à des actions terroristes et, surtout, à la montée des intolérances de la part des cercles de dévots musulmans.

Pour Salman Aristo, lui-même de confession musulmane, cette création littéraire d'un nouveau genre à lire en vitesse sur des téléphones portables permet de disséminer plus rapidement et plus efficacement le message de la tolérance et de la lutte contre l'extrémisme.

L'autre star du twitt est sans doute l'un des plus grands intellectuels d'Indonésie. Il est résolument sur la même ligne que son jeune collègue. Goenawan Mohamad, créateur du journal Tempo - régulièrement interdit durant les années sombres de la dictature -, poète, écrivain, fondateur d'un centre culturel, s'est, lui aussi, pris au jeu du twitt dont il a créé un genre particulier, le kultwitt. Ce kul, la racine d'un mot indonésien signifiant "leçon" permet à Goenawan, 70 ans, d'éduquer les jeunes par un autre biais. "Je dois être le plus vieux des twitters, ironise-t-il, mais je m'aperçois à quel point il y a un intérêt populaire. A l'université de Bandung, j'enseigne principalement la philosophie. Mais je m'aperçois que les leçons sur le twitt sont très efficaces parmi les jeunes." Ces derniers messages ? Des explications mettant en perspective la révolution de la place Tahrir du Caire, le rappel de Nasser, l'explication du système politique égyptien et son évolution depuis la mort de Sadate...

Mais en fait un troisième personnage symbolise aussi l'essor du twitt dans Djakarta, la capitale d'un pays à l'évolution ambiguë. Mais cet homme invisible, signe ses messages de l'étrange nom de "Benny Israel" et la photo qu'il utilise est celle de Moshe Dayan avec son bandeau sur l'oeil... Nul ne sait pourquoi il utilise ce pseudo provocant et l'image de l'ancien héros militaire israélien dans ce pays musulman.

Mais l'homme, qui semble détenir des informations obtenues au coeur des services de renseignements, égratigne toute la classe politique. Il accuse untel, se moque d'un autre, rend compte d'une réunion entre le président de la République et un chef de parti... On bascule ici dans le règlement de comptes.


philip@lemonde.fr

 

Bruno Philip Article paru dans l'édition du 19.03.11

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