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Société Radio-Canada c. Radio Sept-îles inc., 1994 CanLII 5883 (QC CA)

Date :
1994-08-01
Numéro de dossier :
200-09-000505-880
Autres citations :
AZ-94011764 — [1994] RJQ 1811 — [1994] RRA 444 — JE 94-1286
Référence :
Société Radio-Canada c. Radio Sept-îles inc., 1994 CanLII 5883 (QC CA), <https://canlii.ca/t/1pb4v>, consulté le 2024-04-24

                     COUR D'APPEL

 

 

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE QUÉBEC

 

No: 200‑09‑000505‑880

   (650‑05‑000162‑850)

 

Le 1er août 1994

 

 

 

CORAM: LES HONORABLES  LeBEL

                       TOURIGNY

                       CHAMBERLAND, JJ.C.A.

 

 

 

                                            

 

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA,

 

et

 

MONIQUE DURAND,

 

         APPELANTES - défenderesses

 

c.

 

RADIO SEPT-ILES INC.,

 

et

 

YVON BERGERON,

 

et

 

KATHLEEN DUPLESSIS BERGERON,

 

et

 

ME PIERRE-BERNARD BERGERON,

 

         INTIMÉS - demandeurs

 

                                            

 

 

                  La Cour, statuant sur le pourvoi des appelantes Société Radio-Canada et Monique Durand, contre un jugement de la Cour supérieure prononcé le 9 mai 1988, à Sept-Iles, district judiciaire de Mingan, par l'honorable juge Paul Corriveau, qui, accueillant en partie une action en dommages-intérêts des intimés Radio Sept-Iles Inc. et Yvon Bergeron, les condamnait solidairement à payer respectivement  à  l'intimé  Radio  Sept-Iles  Inc.  la somme de 2 500,00$, et à Yvon Bergeron, celle de 5 000,00$, à titre de dommages-intérêts, avec indemnité additionnelle et les dépens.

 

                  Pour les motifs exposés dans l'opinion de monsieur le juge LeBel, déposée avec le présent jugement, auxquels souscrivent madame la juge Tourigny et monsieur le juge Chamberland:

 

                  ACCUEILLE le pourvoi;

 

                  CASSE le jugement de la Cour supérieure;

 

                  REJETTE, avec dépens, l'action des intimés Radio Sept-Iles Inc. et Yvon Bergeron.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                  ___________________________________

LOUIS LeBEL, J.C.A.

 

 

 

___________________________________

CHRISTINE TOURIGNY, J.C.A.

 

 

 

___________________________________

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

 

 

 

 

ME RENÉ LEBLANC

(Coderre et associés)

pour les appelantes

 

ME DANIEL JOUIS

(Besnier Parvu)

pour les intimés

 

 

DATE D'AUDITION: 12 mai 1994

 

 


                     COUR D'APPEL

 

 

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE QUÉBEC

 

No: 200‑09‑000505‑880

   (650‑05‑000162‑850)

 

 

 

 

 

CORAM: LES HONORABLES  LeBEL

                       TOURIGNY

                       CHAMBERLAND, JJ.C.A.

 

 

 

                                            

 

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA,

 

et

 

MONIQUE DURAND,

 

         APPELANTES - défenderesses

 

c.

 

RADIO SEPT-ILES INC.,

 

et

 

YVON BERGERON,

 

et

 

KATHLEEN DUPLESSIS BERGERON,

 

et

 

ME PIERRE-BERNARD BERGERON,

 

         INTIMÉS - demandeurs

 

                                            

 

 

                                                           OPINION DU JUGE LeBEL

 

                  Un jugement de la Cour supérieure prononcé le 9 mai 1988, à Sept-Iles, district judiciaire de Mingan, par l'honorable juge Paul Corriveau, a retenu la responsabilité civile pour diffamation de l'appelante, Société Radio-Canada, et d'une journaliste attachée à son poste de télévision de Sept-Iles, dame Monique Durand.  Cette décision les a condamnées solidairement à payer à Radio Sept-Iles Inc. la somme de 2 500,00$, et à Yvon Bergeron, celle de 5 000,00$. La Cour supérieure a rejeté l'action sans frais à l'égard de deux autres demandeurs, madame Kathleen Duplessis Bergeron et Me Pierre-Bernard Bergeron.

 

                  Après autorisation, les appelantes se sont pourvues contre ce jugement, dont elles demandent la cassation.  Elles soutiennent qu'elles n'ont pas diffamé les intimés.  Le reportage dont se plaignaient ceux-ci aurait été vrai, pour l'essentiel.  Il aurait, de plus, été dans l'intérêt public de le diffuser.  Subsidiairement, elles plaident qu'une partie de la condamnation était ultra petita, dépassant le cadre des conclusions demandées à l'origine.

 

 

 

 

 

 

L'ORIGINE DU LITIGE

 

                  Ce litige survint en novembre 1984.  A ce moment, la Société Radio-Canada, mandataire de la Couronne et exploitante de réseaux publics de télévision et de radio au Canada, possédait un poste de télévision régional à Sept-Iles.  La demanderesse, Radio Sept-Iles Inc., exploitait le seul poste de radio AM de cette ville, sous le sigle de C.K.C.N.  Depuis 1971, monsieur Yvon Bergeron agissait comme son directeur-gérant.  Comme toujours, ce poste détenait un permis du C.R.T.C.  La compagnie qui le possédait était elle-même constituée en corporation en vertu de la première partie de la Loi sur les compagnies du Québec (L.R.Q., c. C-38). 

 

                  En novembre 1984, dame Monique Durand travaillait comme journaliste, le 14 novembre, au poste de télévision Radio-Canada.  Son supérieur lui demanda d'enquêter sur la situation financière de Radio Sept-Iles Inc., à la suite de rumeurs sur des demandes de paiements adressées par Revenu Québec à des commerçants de Sept-Iles (m.a., pp. 246-248).  L'enquête porta aussi sur les conséquences de la faillite personnelle d'Yvon Bergeron, qui avait fait cession de ses biens en juillet 1984. 

 

 

 

                  Dame Durand passa la majeure partie de la journée à effectuer des vérifications et à prendre des informations à des sources diverses pour préparer son reportage (m.a., p. 248).  La station de Radio-Canada le diffusa à 18:00 heures, à son bulletin de nouvelles régionales.  Le texte de ce reportage se lisait ainsi:

 

«La Station de Radio C.K.C.N. de Sept-Iles a des problèmes avec le fisc québécois, à qui elle doit la somme de $47,000.00.  La survie de l'entreprise ne semble pas être remise en question.

 

Monique Durand a quand même fouillé le dossier:

 

Plusieurs commerçants sept-iliens, pour la plupart des commanditaires de C.K.C.N., ont reçu ces jours derniers des avis du Ministère du Revenu québécois.  Ces avis sont en fait des mises en demeure de rembourser directement à l'impôt québécois leurs dettes dues à C.K.C.N.

 

Au Ministère du Revenu, on a refusé de dire combien de débiteurs de C.K.C.N. sont ainsi soumis à une saisie.  Mais le fisc réclame une créance totale de $47,000.00 à la station.

 

Par ailleurs, un des actionnaires de la station de radio sept-ilienne, Yvon Bergeron, a fait une faillite personnelle en juillet, faillite qui s'élève à près de $600,000.00.  La liste des créanciers dans la faillite de Yvon Bergeron révèle que Monsieur Bergeron doit lui-même $75,000.00 à C.K.C.N.

 

Contrairement à ce que l'on croit en général, Yvon Bergeron ne détient que deux (2) actions sur cinq mille deux cent cinquante (5,250) dans C.K.C.N., connu sous la raison sociale de Radio Sept-Iles Incorporé.

 

C.K.C.N. est en réalité la propriété de trois (3) actionnaires: Pierre Bernard Bergeron, frère de Yvon, et deux (2) compagnies, Marché Banco Inc. et Spici Sept-Iles Inc.  La première, Marché Banco Inc., est détenue par des membres de la famille Bergeron mais Yvon n'y détient pas d'actions.

 

Dans la seconde, Spici Sept-Iles Inc., Yvon ne possède qu'une seule action sur deux cent cinquante (250).

 

D'autre part, Yvon Bergeron détient une (1) action sur cinq mille (5,000) dans Radio Sept-Iles Inc., action un peu symbolique d'ailleurs qui lui permet avant tout de siéger comme administrateur de la compagnie.

 

Un reportage de Monique Durand à Sept-Iles.» (m.a., pp. 2-3)

 

                  Ce reportage comportait deux composantes principales.  Dans la première, la journaliste affirmait que la station de radio C.K.C.N. rencontrait des problèmes avec le fisc québécois.  Des commerçants de Sept-Iles auraient reçu des demandes de paiement direct du Ministère du Revenu québécois.  Dans une seconde partie, madame Durand ajoutait que Yvon Bergeron, actionnaire et gérant de la station, avait fait une faillite personnelle en juillet 1984.  Il devait lui-même 75 000,00$ au poste de radio.  Elle précisait toutefois que Bergeron n'y détenait que des intérêts minoritaires, soit deux actions sur cinq mille deux cent cinquante.

 

                  A la suite de la diffusion de ce reportage, les intimés ainsi que dame Kathleen Duplessis Bergeron et Me Pierre-Bernard Bergeron, qui détenaient les intérêts principaux dans la compagnie propriétaire du poste C.K.C.N., intentèrent une action en responsabilité civile pour diffamation.  Ils alléguaient à la fois la fausseté des faits mentionnés dans le reportage et l'absence de tout intérêt public a sa diffusion (voir m.a., p. 107).

 

                  La station Radio Sept-Iles Inc. réclamait des dommages pour manque à gagner, pertes de profits ou avantages divers (m.a., p. 113), au montant de 25 000,00$.  Les trois autres demandeurs, Yvon Bergeron, Kathleen Duplessis Bergeron et Me Pierre-Bernard Bergeron réclamaient respectivement les sommes de 50 000,00$, 75 000,00$ et 25 000,00$ pour humiliation, atteinte à l'honneur et à l'amour-propre (m.a., p. 113).  Dame Kathleen Duplessis Bergeron, épouse d'Yvon Bergeron, et Me Pierre-Bernard Bergeron, son frère, détenaient le contrôle de la compagnie qui possédait Radio Sept-Iles Inc.  Ils prétendaient également tous deux que le reportage avait causé un préjudice particulier à leur réputation (m.a., p. 112, article 20).

 

 

LE JUGEMENT DE LA COUR SUPÉRIEURE

 

                  Tel que mentionné plus haut, le jugement de la Cour supérieure a retenu la responsabilité civile de madame Durand et, partant, celle de son employeur et accueilli en partie l'action à l'égard de certains des demandeurs, celle-ci se trouvant rejetée à l'égard de dame Kathleen Duplessis Bergeron et de Me Pierre-Bernard Bergeron, qui n'ont pas interjeté appel de cet aspect du jugement.  Seule la compagnie propriétaire du poste de radio, soit Radio Sept-Iles Inc., et son directeur gérant, monsieur Yvon Bergeron, ont bénéficié d'une condamnation.

 

                  Après une relation des faits et de la preuve, l'honorable juge Paul Corriveau rappelle les principes généraux du droit de la responsabilité civile en matière de diffamation (m.a., pp. 79 à 82).  Il analyse aussi certains aspects de la jurisprudence dans ce domaine (m.a., pp. 82 à 92).  Il conclut ainsi son analyse de la notion de diffamation en droit civil québécois, et particulièrement du concept de faute susceptible d'engager la responsabilité de l'auteur d'un reportage:

 

«Il convient maintenant d'analyser la preuve au regard des grands principes qui se dégagent de l'ensemble de la doctrine et de la jurisprudence citées.  Ainsi, il nous faut rechercher si Monique Durand a, au cours de son reportage, dit des choses désagréables de l'un quelconque ou de tous les demandeurs et dans l'affirmative, si en ce faisant elle a commis une faute qui pourrait entraîner la responsabilité des défenderesses.  Cette faute, elle a pu la commettre en rapportant des faits qui ne sont pas conformes à la vérité ou, quoiqu'y étant conformes, n'auraient pas été divulgués dans un contexte où l'intérêt public en justifiait la publication.»

 

Il faut aussi se rappeler que la faute naît dès qu'un fait rapporté n'est pas conforme à la vérité, vérité devant signifier également réalité, et que le plaidoyer d'intérêt public soutenu pour justifier cette nouvelle ne peut être valable si les faits rapportés ne sont pas vrais.» (m.a., p. 91)

 

                  Pour le premier juge, l'élément critique du dossier semble avoir été la fausseté de certains éléments importants du reportage.  A son avis, la constatation de celle-ci entraînerait d'elle-même responsabilité civile. 

 

                  Après sa conclusion générale sur l'état du droit, il repasse dans le détail le reportage préparé par madame Durand.  Celui-ci prétendait d'abord que plusieurs commerçants avaient reçu des avis du Ministère du Revenu québécois à Sept-Iles.  Ces avis leur demandaient de rembourser directement à celui-ci les sommes qu'ils devaient à C.K.C.N.  Sur ceci, le premier juge reproche aux appelantes de ne pas avoir démontré la production de tels avis. En conséquence, la véracité de cette affirmation n'aurait pas été prouvée:

 

«De fait, suite au dépôt par les demandeurs de P-8, la preuve a révélé qu'en date du 30 octobre 1984, le ministère du Revenu a fait parvenir à la Banque Royale du Canada "un avis du ministre du Revenu à un tiers saisi".  Il ne s'agit pas du document dont a pris connaissance Monique Durand ou Alex Levasseur, puisque ledit document a été perdu par Levasseur.  Ce paragraphe ne rencontre pas, à la suite de la preuve, de confirmation à l'effet que ce document fut servi à plusieurs commerçants sept-iliens.  Seul le témoignage de Monique Durand à cet égard soulève qu'elle aurait eu connaissance par certaines rumeurs ou qu'en dira-t-on que cette demande du ministère du Revenu avait été expédiée à plusieurs commerçants.  De plus, rien dans la preuve ne peut permettre de conclure que des commerçants aient pu être des "commanditaires" de C.K.C.N., commanditaire étant défini dans le Petit Robert" comme étant "bailleur de fonds dans une société en commandite".»  (m.a., pp. 91-92)

 

                  Le premier juge reproche alors à la journaliste d'avoir commis des erreurs dès le début de son reportage.  Il lui fait grief, en plus, de suggérer que C.K.C.N. aurait des commanditaires alors qu'elle n'en a pas et d'utiliser à tort le terme "C.K.C.N.", alors qu'il s'agit uniquement d'un indicatif décrivant une station de radio (m.a., p. 92). 

 

                  Le juge Corriveau analyse ensuite une autre partie du reportage qui portait sur la faillite d'Yvon Bergeron.  Le texte en litige se lisait:

 

«Par ailleurs, un des actionnaires de la station de radio sept-ilienne, Yvon Bergeron, a fait une faillite personnelle en juillet, faillite qui s'élève à près de 600 000$.  La liste des créanciers dans la faillite de Yvon Bergeron révèle que monsieur Bergeron doit lui-même 75 000$ à C.K.C.N.» (m.a., p. 92)

 

                  Pour le premier juge, cette partie de la nouvelle comporterait une erreur quant au statut d'actionnaire de Bergeron.  Il n'aurait pas été actionnaire de C.K.C.N. en novembre 1984, puisque dès sa faillite au mois de juillet, les actions qu'il possédait dans la compagnie Radio Sept-Iles Inc. auraient été transférées au syndic (m.a., p. 91).  Il ajoute ce bref commentaire:

 

«Dire dans la nouvelle qu'Yvon Bergeron était un actionnaire le 14 novembre est une fausseté évidente.» (m.a., p. 93)

 

                  Il lui concède que le montant des créances dues dans sa faillite était à peu près exact.  Il notait cependant que le montant de ces créances atteignait 565 598,00$ au lieu de 600 000,00$, mais que le chiffre de 75 000,00$ pour ses dettes envers C.K.C.N. était exact (m.a., p. 93). 

 

                  Par la suite, le reportage indiquait que Bergeron n'était pas, contrairement à ce qu'on croyait, un actionnaire important de la station.  Il n'aurait détenu que deux actions sur cinq mille deux cent cinquante dans C.K.C.N.  Le juge Corriveau revient alors encore sur la question du statut corporatif de Radio Sept-Iles Inc., ainsi que sur la composition du capital-actions de celle-ci et le statut d'actionnaire attribué erronément à Bergeron:

 

«A l'égard de ce paragraphe, la preuve révèle que, tout d'abord, Radio Sept-Iles inc. n'est pas une raison sociale, mais bien l'identité d'une corporation qui opère un poste de radio connu sous les lettres C.K.C.N..  Cette erreur de la journaliste, cependant, n'est pas très importante sauf à l'égard du fait qu'elle possède une licence en droit et qu'elle aurait pu éviter facilement cette confusion.  Ce qui l'est davantage, c'est l'affirmation à l'effet que la corporation aurait un capital-action composé de 5 250 actions, dont 2 seraient détenues par Yvon Bergeron.  Le Tribunal rappelle encore qu'Yvon Bergeron, ayant remis toutes ses actions à son syndic à la suite de sa faillite en juillet 1984, ne détenait pas au moment de la nouvelle deux actions.

 

La preuve a également révélé que le capital-actions de la corporation Radio Sept-Iles inc. était composé de 5 000 actions, et non pas de 5 250 comme l'indique le texte.  Il s'agit donc là d'une autre fausseté dans le texte mis en ondes par Radio-Canada.» (m.a., pp. 94-94)

 

                  Par la suite, il commente encore les parties du reportage qui expliquaient la structure corporative et la répartition de la propriété de Radio Sept-Iles Inc.:

 

«C.K.C.N. est en réalité la propriété de trois actionnaires: Pierre-Bernard Bergeron, frère de Yvon, et deux (2) compagnies, Marché Banco inc. et Spisi Sept-Iles inc..  La première, Marché Banco inc., est détenue par des membres de la famille Bergeron mais Yvon n'y détient pas d'actions.

 

Dans la seconde, Spisi Sept-Iles inc., Yvon ne possède qu'une seule action sur deux cent cinquante (250).

 

D'autre part, Yvon Bergeron détient une (1) action sur cinq mille (5 000) dans Radio Sept-Iles inc., action un peu symbolique d'ailleurs qui lui permet avant tout de siéger comme administrateur de la compagnie.»

 

 

 

                  Le premier juge expose, à ce moment, la structure du capital-action de Radio Sept-Iles Inc., telle que l'établissait la preuve.  Cet examen lui permet de retrouver une autre fausseté dans le texte de la journaliste:

 

«Au moment de la nouvelle, la preuve a révélé quant aux détenteurs d'actions du capital autorisé de la corporation Radio Sept-Iles inc., que ceux-ci étaient les suivants:

 

.- Spisi Sept-Iles inc.:1 999 actions

.- Marché Banco ltée:1 998 actions

.- Pierre Bergeron:1 001 actions

.- Jacques Bergeron:   1 action

.- Le syndic à la faillite d'Yvon:   1 action

 

Donc, autre fausseté dans le texte de la journaliste qui omet d'indiquer que Jacques Bergeron détient une action, de même que le syndic une autre et que la corporation est la propriété de trois actionnaires et non de cinq.

 

Par la suite, Monique Durand affirme qu'Yvon Bergeron ne possède qu'une action sur 250 dans la corporation Spisi Sept-Iles inc..  Encore là, la preuve a révélé qu'Yvon Bergeron avait à cette époque cédé au syndic son action dans cette compagnie.

 

Lorsqu'elle termine son dernier paragraphe, Monique Durand revient avec l'affirmation qu'Yvon Bergeron détient une action sur 5 000 dans Radio Sept-Iles inc., ajoutant ainsi à la confusion du paragraphe traitant de la propriété de cette compagnie par seulement trois actionnaires, qu'elle avait d'abord énumérés, en plus évidemment de continuer dans cette fausseté qu'il détenait une telle action à cette époque.

 

Elle apporte aussi, en plus, un commentaire concernant cette action qu'aurait, selon elle, détenue Yvon Bergeron la qualifiant "d'action un peu symbolique d'ailleurs qui lui permet avant tout de siéger comme administrateur de la compagnie".» (m.a., pp. 94-95)

 

                  Un passage subséquent du jugement paraît soulever la question d'absence d'intérêt public à la diffusion de certains éléments du reportage.  Les commentaires du premier juge décrivent les faussetés qu'il retrouve dans le texte en litige:

 

«A cet égard, le Tribunal ne peut comprendre l'intérêt qu'avait la journaliste d'ajouter ce commentaire dans son texte.  Cette affirmation est parfaitement gratuite, à la suite de l'audition de la preuve, et aucunement liée de près ou de loin avec l'objectif poursuivi par cette nouvelle et ce, à la suite des témoignages mêmes d'Alex Levasseur et de Monique Durand.  Il en va de même de ce que dit la journaliste à propos du montant de la faillite de Bergeron.  Cette information n'a rien à faire dans ce reportage, dont l'objectif était comme déjà mentionné de faire "le point sur la situation financière de Radio Sept-Iles inc., C.K.C.N.".

 

Donc, telles sont les faussetés affectant le texte mis en ondes lors de la diffusion de la nouvelle de Monique Durand.» (m.a., p. 95)

 

                  Le premier juge considère comme graves les erreurs qu'il a ainsi relevées.  Il rejette, à cet égard, la défense des appelantes, qui soutenaient que, si tant est qu'elles été établies, ces erreurs ne suffisaient à fonder une conclusion de responsabilité civile.  Les passages suivants de son jugement illustrent bien sa perception de la nature et des conséquences de ces erreurs:

 

«Il n'est pas peu important, comme le voudraient les procureurs des défenderesses, qu'il soit diffusé sur les ondes de Radio-Canada de fausses informations concernant la répartition du capital-actions autorisé d'une corporation privée ou encore le fait qu'elle a un actionnaire en faillite qui détienne encore des actions, alors qu'eu égard à son état de faillite, il ne le devrait pas parce qu'il doit remettre les actions dont il était propriétaire à son syndic.

 

De telles affirmations ne sont pas assimilables à de petites erreurs sans conséquence.

 

Il en va de même quant aux affirmations faites concernant Yvon Bergeron qui, malgré son état de failli, aurait continué à être actionnaire de Radio Sept-Iles inc. et de la compagnie Spisi.  L'énoncé de ces faits ne peut qu'être préjudiciable au demandeur Bergeron et faire naître toutes sortes d'interrogations, de suspicions.» (m.a., p. 96)

 

                  Selon lui, l'absence de conformité à la vérité entraînerait la responsabilité solidaire des deux appelantes.  Celle de madame Durand découlerait d'une faute prouvée.  La Société Radio-Canada serait tenue responsable en vertu de l'article 1054 C.c.B.-C.:

 

«Tel qu'il ressort des principes précédemment rappelés, lorsque des faits rapportés par un journaliste sont diffusés, l'absence de conformité à la vérité, donc de conformité à la réalité, est suffisante pour faire naître la faute de celui qui les rapporte.  En l'espèce, il va de soi que la faute de Monique Durand entraîne la solidarité de Radio-Canada, son employeur.» (m.a., p. 96)

 

                  Ainsi, pour le premier juge, la diffusion d'une information inexacte doit être considérée, en principe, comme fautive.  Elle entraîne responsabilité civile. 

 

                  Par la suite, la Cour supérieure étudie le plaidoyer de bonne foi des appelantes.  Si l'on retient littéralement son jugement, la bonne foi ou l'absence de malice de l'auteur des propos considérés comme diffamatoires parce qu'inexacts n'aurait aucune importance.  Seule l'exactitude des propos de ceux-ci serait pertinente:

 

«Certains des faits révélés par Monique Durand étant faux, on peut conclure que la bonne foi qu'elle a souligné avoir lors de son témoignage n'existait pas lorsqu'elle a lu sa nouvelle.  Le Tribunal ajoute cependant que cette conclusion découle plus de la nature du syllogisme que de la preuve, puisqu'en aucun moment celle-ci n'a révélé l'existence de méchanceté à l'endroit des demandeurs.» (m.a., p. 97)

 

                  Le premier juge analyse également le problème de l'intérêt public de la diffusion des propos.  Les considérant dès l'abord comme faux, il n'a retrouvé aucun intérêt public à leur diffusion.  De toute façon, à son avis, la publication d'informations sur la faillite d'un débiteur ne devrait faire pas faire l'objet d'une diffusion dans des médias non spécialisés.  Ce type d'information, en raison de son caractère dommageable, ne devrait être diffusé que de façon restreinte, autant que possible dans des publications spécialisées.  Domine, cependant, dans ses réflexions, la perception que la fausseté des propos de dame Durand semble entraîner nécessairement la responsabilité civile de leur auteur et de son employeur:

 

«Quant à l'aspect de l'intérêt public, il va de soi de conclure que le public n'avait aucun intérêt à être informé des faussetés dites à l'occasion du reportage de Monique Durand.

 

Le Tribunal désire de plus ajouter qu'à son avis, il n'a jamais été d'intérêt public de donner à ce public toutes les informations apparaissant au texte de la nouvelle, même si ces informations avaient été vraies.  Il faut rappeler que ce n'est "qu'en cas de circonstances exceptionnelles que certains faits de la vie privée importent à l'intérêt public", comme le mentionnait le juge Rivard dans l'étude rappelée précédemment (p. 34).

 

La preuve a révélé qu'Yvon Bergeron, entre autres, reproche aux défenderesses d'avoir étalé au grand jour son état de faillite.  Le Tribunal ne croit pas que parce qu'Yvon Bergeron a, en faisant faillite, fait un acte public qu'il puisse en découler que cet acte puisse être inconsidérément rendu public, comme l'on fait les défenderesses.

 

Il convient de rappeler qu'encore de nos jours, un homme d'affaire ou quiconque décide de faire faillite ou qui est mis en faillite par ses créanciers en éprouve des inconvénients, voire même une gêne, et qu'en autant que faire ce (sic) peut, comme l'a fait d'ailleurs Yvon Bergeron, il essai de ne pas aller le crier sur les toits.

 

[...]

 

Il existe bien sûr certaines formes de publicité qui peuvent découler de certains actes ou de poursuites en justice, mais généralement les canaux de diffusion sont spécialisés et la personne concernée peut espérer que l'information publique ne dépassera pas le cadre de diffusion de ces médias spécialisés et que, par conséquent, la publicité de ce genre d'actes ou de poursuites sera ainsi limitée.  En l'espèce, la diffusion du reportage par Radio-Canada a considérablement accru la publication de la faillite de Bergeron.  Le témoignage de monsieur Gérard Poisson confirme le caractère exceptionnel du reportage et le fait qu'il ne pouvait certainement pas aider Bergeron à se refaire au plus vite une crédibilité et redevenir un actif pour la société, comme le recherche la législation sur la faillite elle-même.

 

L'étalage de la faillite et du nom d'Yvon Bergeron et son étroite association à Radio Sept-Iles inc. par Monique Durand ne pouvaient donc avoir que des effets négatifs à l'égard d'yvon Bergeron lui-même.» (m.a., pp. 97 à 99)

 

                  La Cour supérieure examinait plus loin la diffusion des informations sur les réclamations du Ministère du revenu du Québec.  Elle n'y voyait aucun intérêt public, pas plus qu'à celle d'informations sur la faillite personnelle d'Yvon Bergeron:

 

«Si l'enquête devait permettre de conclure que la situation financière de Radio Sept-Iles inc. ne posait pas de problème, quel était alors l'intérêt de même diffuser que cette compagnie pouvait devoir un montant quelconque d'argent au ministère du Revenu et à plus forte raison, toutes les autres informations faisant l'objet du reportage?

 

Dans l'esprit du Tribunal, il ne fait aucun doute que tout ce reportage n'a jamais été justifié au regard de l'intérêt public.

 

De même, la preuve n'a aucunement convaincu le Tribunal qu'Yvon Bergeron était ou est un personnage public qui pouvait justifier de voir son état de faillite publicisé à la grandeur de la portée de diffusion du poste de Radio-Canada à Sept-Iles.  Yvon Bergeron était au moment de la nouvelle directeur d'un poste de radio privé et le public tant régional que local n'avait pas intérêt à savoir qu'il avait fait faillite.  En mentionnant le nom d'Yvon Bergeron, la journaliste l'a sorti encore davantage de l'anonymat et a accru l'importance des conséquences normales d'une faillite chez le co-demandeur.  A tout prendre, la journaliste aurait pu éviter de prononcer son nom, ce qui lui aurait permis de rencontrer quand même les objectifs qu'elle poursuivait par sa nouvelle et de rendre moins personnalisés ses propos.» (m.a., p. 100)

 

                  Concluant qu'il y avait eu faute civile, le premier juge a condamné les appelantes à des dommages.  Ceux-ci ont été attribués tant à Radio Sept-Iles Inc. qu'à Yvon Bergeron:

 

«Concernant Radio Sept-Iles inc., la preuve a révélé que les informations la concernant données par Monique Durand lors de son reportage se sons avérées sous plusieurs aspects non conformes à la réalité.  A la suite de ces informations, son directeur général, Yvon Bergeron, a témoigné avoir été dans l'obligation de donner à certains clients des explications, que n'eût été le reportage, il n'aurait pas eu besoin de faire.  Cependant, la preuve est tout à fait silencieuse d'une perte réelle qu'aurait pu subir cette corporation à la suite du reportage.  Le Tribunal estime donc le préjudice subi par cette co-demanderesse comme étant d'une nature purement morale et à cet égard, il condamne les co-défenderesses à lui payer la somme de 2 500$.

 

Finalement, Yvon Bergeron s'est faussement vu attribuer par Monique Durand la propriété d'actions dans la compagnie demanderesse et également dans la compagnie Spisi.  Ces faussetés n'étaient que de nature à lui causer du tort en faisant en sorte que puissent être soulevées à cet égard un tas d'interrogations qui, au regard des faits, n'étaient pas justifiées.  La preuve a également démontré que son nom et sa situation de failli ont été inutilement divulgués par Monique Durand à  l'occasion de son reportage.  Ce demandeur a cependant témoigné qu'après avoir éprouvé une certaine gêne à la suite du reportage, il a continué à affronter la réalité et n'a pas subi de dommages pécuniaires directement reliés à cet incident.  Le préjudice moral qu'il a subi doit quand même être compensé et le Tribunal évalue ce préjudice à la somme de 5 000$.» (m.a., p. 105)

 

                  Pour apprécier la valeur juridique de ce jugement, il faudra d'abord rappeler les principes relatifs à la responsabilité civile des médias pour diffamation.  Ensuite, on devra vérifier la validité de l'application de ces principes par le premier juge, aux faits de cette cause. 

 

 

LA RESPONSABILITÉ CIVILE POUR DIFFAMATION

 

                  La diffamation constitue une forme de responsabilité civile régie par l'article 1053 C.c.B.-C.  Comme toute autre, elle exige notamment la démonstration d'une faute et celle de dommages.  Ce domaine du droit de la responsabilité civile demande, par ailleurs, une sensibilité particulière à des valeurs parfois en opposition comme, d'une part, le droit du public à l'information et à la liberté des médias de la diffuser et, d'autre part, le droit à la vie privée et à la protection de certaines de ses composantes essentielles, l'anonymat et l'intimité.

 

 

 

                  Génériquement, la diffamation consiste dans la communication de propos ou d'écrits qui font perdre l'estime ou la considération de quelqu'un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables (voir N. Vallières, La Presse et la diffamation, Wilson & Lafleur, Montréal, 1985, pp. 6 à 8).  Elle implique une atteinte injuste à la réputation d'une personne, par le mal que l'on dit d'elle ou la haine, le mépris ou le ridicule auxquels on l'expose (voir J. Pineau et M. Ouellette-Lauzon, Théorie de la responsabilité civile, Éditions Thémis, 2e éd., p. 62; voir aussi: Dufresne c. Massicotte, (1988) R.R.A. 22, p. 24, opinion de monsieur le juge Beauregard; J.-L. Baudouin, La responsabilité civile, 3e éd., Les Éditions Yvon Blais, Cowansville, 1990, pp. 162-163; A. Nadeau et R. Nadeau, Traité pratique de la responsabilité civile délictuelle, Montréal, Wilson & Lafleur Ltée, 1971, p. 248). 

 

                  La diffamation se définirait génériquement comme l'atteinte fautive à la réputation d'autrui.  Elle prend des formes diverses.  Écrite ou verbale, elle peut être le fait des médias écrits ou électroniques.  Elle résulte parfois de la simple communication d'informations erronées ou sans intérêt, ou bien qu'exactes, diffusées sans intérêt public ou, parfois, de commentaires ou de critiques injustifiés ou malicieux.  Dans tous les cas, à la base de la responsabilité, il faut cependant que l'on retrouve une faute délictuelle ou quasi-délictuelle (J.-L. Baudouin, op. cit., pp. 163-164).

 

                  Lorsqu'on prétend à l'existence d'une responsabilité pour la transmission d'informations que l'on estime dommageables, on doit distinguer différentes situations.  L'étude de N. Vallières souligne, à ce propos, la complexité du concept même de diffamation et de la mise en oeuvre de la notion de faute dans ce domaine.  Bien qu'on ait parfois tendance  à  conclure  le contraire  - et  on  y reviendra plus loin -, la transmission d'une information fausse n'est pas toujours fautive.  A l'inverse, la communication d'une information même vraie peut parfois engager la responsabilité civile de son auteur:

 

«En premier lieu, il faut savoir que l'allégation diffamatoire peut être conforme à la vérité comme elle peut être fausse.  Nous touchons ici à une différence importance entre notre droit et le droit anglais où la fausseté des propos participe à l'essence même de la diffamation.  Comme nous le verrons cependant, la véracité pourra constituer, dans certaines circonstances où l'intérêt public est en jeu, un moyen de défense précieux; alors qu'à l'inverse, la preuve de la vérité des faits ne sera pas admise comme justification si l'intérêt public n'est pas prouvé.

 

Donc, toute vérité n'est pas bonne à dire.  Le cas d'un journal qui, au début du siècle, révélait le concubinage d'un couple l'illustre bien.  A cette époque, le concubinage était réprouvé par les moeurs.  L'étaler, même si cela était vrai, constituait certainement une diffamation et le journal dut payer des dommages à l'enfant issu de cette union.» (N. Vallières, loc. cit., pp. 10-11; voir aussi: Chiniquy c. Bégin, (1915) 24 B.R. 294)

 

                  Des commentaires des professeurs J. Pineau et M. Ouellette-Lauzon proposent une distinction des différents types ou situations de diffamation.  La notion de diffamation comporterait trois sens distincts:

 

«Diffamer, c'est dire des choses désagréables ou donner des renseignements défavorables sur autrui.  Quand y a-t-il faute à faire cela?

 

a)On commet une faute en "disant" sur autrui des choses désagréables ou défavorables que l'on sait être fausses

 

De tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté, avec l'intention de nuire à autrui.  Or, agir avec l'intention de nuire, c'est commettre un délit, une faute dolosive.

 

b)On commet une faute en "disant" sur autrui des choses désagréables ou défavorables que l'on devrait savoir être fausses

 

L'homme prudent et avisé ne donne pas de renseignements défavorables sur autrui s'il a des raisons de douter de leur véracité: un bon père de famille ne tient pas sur autrui des propos inconsidérés.

 

c)On commet une faute en tenant sur autrui des propos défavorables, même s'ils sont vrais, lorsqu'on le fait sans justes motifs.» (op. cit., p. 61)

 

                  Ainsi, comme le constatent ces auteurs, on peut engager sa responsabilité en calomniant autrui.  Parfois, il suffit d'en médire.

 

                  Il faut noter cependant que certaines opinions voudraient que la simple diffusion d'informations erronées entraîne automatiquement responsabilité civile.  Cette conception paraît avoir influencé largement le jugement de première instance.  Il est indéniable qu'on la retrouve dans certains commentaires doctrinaux qu'utilise d'ailleurs l'intimée dans son mémoire, notamment l'étude publiée par le juge Adjutor Rivard, en 1923, sur la liberté de presse (A. Rivard, De la liberté de la presse, Québec, Librairie Garneau Ltée, 1923, p. 67).  Le premier juge semblait conclure à la faute dès la constatation d'erreurs dans une information diffusée dans les médias (m.a., p. 93).  Citant le juge Rivard, il écartait radicalement la "défense de bonne foi":

 

«Sur le strict plan de la vérité ou de la fausseté des faits divulgués, le Tribunal fait siens les propos mentionnés précédemment du juge Rivard:

 

"Le journaliste n'est pas obligé de deviner la vérité sur tout, mais rien ne lui fait un devoir de tout dire; il a toujours le recours, très sage de se taire.  S'il veut à tout prix parler et s'il se trompe, il n'a qu'à porter le poids de son erreur."

 

Tel qu'il ressort des principes précédemment rappelés, lorsque des faits rapportés par un journaliste sont diffusés, l'absence de conformité à la vérité, donc de conformité à la réalité, est suffisante pour faire naître la faute de celui qui les rapporte.  En l'espèce, il va de soi que la faute de Monique Durand entraîne la solidarité de Radio-Canada, son employeur.» (m.a., p. 96)

 

                  Il faut se demander si le droit de la responsabilité civile applicable en matière de diffamation impose soit un fardeau de soin extrême, soit une responsabilité, en quelque sorte, objective, découlant du simple fait de la publication d'une information inexacte.  L'étude de N. Vallières situe plus exactement le cadre de la responsabilité civile des médias pour la publication d'informations considérées comme inexactes.  La responsabilité d'une entreprise des secteurs des médias ou d'un journaliste ne repose pas sur un concept de risque rattaché à l'activité. 

 

                  On se trouve beaucoup plus devant une responsabilité assimilable à la responsabilité professionnelle.  Les médias ont pour fonction de rechercher, de traiter et de communiquer l'information.  Ils ont aussi vocation à la commenter et à l'interpréter.  Dans leur activité de recherche de l'information, leur responsabilité paraît essentiellement une responsabilité d'ordre professionnel, basée sur un critère de faute.  Celui-ci fait certes appel au critère de la personne raisonnable, mais  oeuvrant dans ce secteur de l'information.  Dans le cas d'un reportage, il faut rechercher si l'enquête préalable a été effectuée en prenant des précautions normales, en utilisant des techniques d'investigation disponibles ou habituellement employées.  On  déterminera si l'on a procédé, en somme, avec un soin raisonnable à la préparation de l'article ou du reportage.  L'on doit  retenir alors quelques réalités ou difficultés du métier de journaliste ou d'informateur:

 

«Par contre, la pratique du métier de journaliste ne peut faire abstraction de l'habileté, de la rigueur et de la curiosité individuelle.  L'information est essentiellement un acte de volonté.  A la base, la presse a toujours le choix de se taire ou de parler.  Ce libre arbitre restitue à la personne la responsabilité de sa conduite.  Dans cette optique, il apparaît impensable de ne pas exercer de discrimination sur la conduite de l'auteur du préjudice.  Dans ce domaine d'activité, l'individu reste le centre du droit.  Face au problème de la responsabilité, le journaliste est au premier plan; c'est lui qu'il faut envisager, c'est sa conduite qu'il faut apprécier.

 

Sans cela, on risque de paralyser toute initiative chez le journaliste, de le détourner de l'action et de le condamner à l'inertie.  Le journaliste hésitera à déployer une activité nouvelle s'il sait que, malgré toute la prudence dont il aura fait preuve, il lui faudra assumer la responsabilité de tous les dommages qui pourront résulter de son action.

 

En information, cette retenue s'appelle l'auto-censure.  Elle n'est certes pas souhaitable dans l'intérêt général.  Prétendre le contraire serait nier l'utilité sociale de la presse lorsqu'elle rend accessible aux citoyens des informations nécessaires à l'exercice éclairé de leurs droits démocratiques.» (N. Vallières, op. cit, p. 49)

 

                  N. Vallières ajoute, plus loin:

 

«... La faute est le critère général de distinction entre l'acte répréhensible et celui qui ne l'est pas.  Si on voulait, en toutes circonstances, soumettre la presse à l'obligation de ne pas se tromper, sans se demander si elle a mal agi, on s'écarterait des règles de la responsabilité civile.» (N. Vallières, op. cit., p. 52)

 

                  La faute ne se réduit pas à la seule publication d'une information erronée.  Elle se rattache à l'inexécution d'une obligation de diligence ou de moyen, comme cela arrive fréquemment en responsabilité professionnelle (voir, par exemple: Roberge c. Bolduc, (1991) 1991 CanLII 83 (CSC), 1 R.C.S. 374, pp. 393 à 396, opinion de madame la juge L'Heureux-Dubé).  S'il y a atteinte à la réputation, cette atteinte ne peut être source de responsabilité civile que lorsqu'elle est fautive.  Elle n'aura ce caractère que si l'on retrouve une violation des standards professionnels de l'enquête et de l'activité journalistique.  On doit ainsi rechercher si les règles de prudence normale dans l'exercice de cette activité ont été respectées par les auteurs d'un reportage.

 

                  L'appréciation de la responsabilité d'une entreprise médiatique ou de l'un de ses journalistes ne s'arrête pas à la vérification, même minutieuse, de l'exactitude d'une information.  Paraît alors appropriée l'approche suggérée par N. Vallières dans l'appréciation de la responsabilité des médias:

 

«Dans chaque cas concret, il s'agit de comparer la conduite de l'auteur du dommage avec la description de ce modèle de prudence.  Les tribunaux devraient donc appliquer en matière journalistique ce critère traditionnel d'habileté et de prévoyance...» (N. Vallières, op. cit., p. 58)

 

                  Cette approche reflète d'ailleurs beaucoup plus l'évolution récente de la jurisprudence en matière de diffamation et de liberté de presse.  Celle-ci, centrée en grande partie sur la liberté de commentaires, insiste de plus en plus sur cette liberté d'information et de commentaires honnêtes (voir Dufresne c. Massicotte, (1988) R.R.A. 22 (C.A.); Steenhaut et autres c. Vigneault, J.E. 86-1044 (C.A.); Arthur c. Gravel, (1991) 1991 CanLII 3107 (QC CA), R.J.Q. 2123; voir cependant: Larose c. Malenfant, J.E. 88-1301 (C.A.)).  Dans un autre contexte, notre Cour a d'ailleurs estimé son souci d'éviter, dans la mesure du possible, la censure préalable par la voie d'injonction.  Dans un arrêt récent dans Communication Voir Inc. et Éric Barbeau c. Pelcom Marketing Inc., C.A.M. 1994 CanLII 5605 (QC CA), 500-09-001807-924, 26 avril 1994, elle cassait une ordonnance d'injonction interlocutoire émise par la Cour supérieure.  Celle-ci entendait interdire à un journal la publication de commentaires sur des méthodes de sondage.  En révisant le jugement de première instance, notre Cour utilisait le critère du comportement raisonnable du journaliste compétent et sérieux:

 

 

 

«Les articles sont-ils, ainsi que le plaide l'intimée, trompeurs, malhonnêtes et libelleux et, à ce titre, de nature à faire échec à la traditionnelle et quasi-sacrée liberté d'expressions.  C'est là une question de qualification où notre Cour peut intervenir sans pour autant passer outre à la règle du respect de l'appréciation des faits par le premier juge.

 

L'étude des articles et des preuves soumises fait voir, qu'au-delà de la bonne foi que le premier juge a concédée au journaliste, il s'agit de propos tenus sans malice aucune, fruits d'une enquête sérieuse et honnête, qui font état d'une question controversée sur laquelle des voix autorisées expriment de sérieuses réserves, le tout portant sur une activité qui intéresse le public puisque la demanderesse, ici intimée, dans l'essence même de son activité commerciale, cherche à agir sur l'opinion et le comportement du public.  Il est vrai que le titre qui coiffe le premier article «Qui paie gagne» donne à comprendre que les sondages sont corrompus.  Or le texte dissipe toute équivoque: les sondages sont honnêtes quoique la méthodologie employée soit sujette à caution.  En revanche, le prix gagné est, tout compte fait, le droit d'utiliser efficacement le fruit du sondage pour faire la promotion de son entreprise et seul celui qui paie a droit au prix.  C'est ainsi qu'à tout prendre il est exact que «Qui paie gagne ... le prix.»  On pourrait souhaiter que ce titre accrocheur fut moins ambigu.  Mais compte tenu du texte qui dissipe l'équivoque, cela ne suffit pas à supprimer l'article.  Bref, les défendeurs ici appelants satisfont à toutes les exigences imposées à celui qui s'autorise de la liberté d'expression et du droit à l 'information pour débattre une question d'intérêt public et c'est, soit dit avec égards, à tort que le premier juge a conclu à une apparence de droit à l'ordonnance qui allait réduire les défendeurs au silence.» (pp. 5-6)

 

 

 

                  Cependant, la constatation de l'exactitude de l'information ne suffit pas à écarter toute possibilité de responsabilité civile.  Le droit à l'information se heurte parfois ici au droit à la vie privée, et particulièrement dans ses constituantes fondamentales que sont l'anonymat et l'intimité de chaque individu.  C'est ici qu'intervient la notion d'intérêt public (voir N. Vallières, op. cit., p. 90).  Cet intérêt public ne se définit pas aisément.  Il varie suivant les lieux et les circonstances.  Le concept signifie principalement que la diffusion de cette information ne doit pas répondre à un simple objectif de voyeurisme médiatique.  Il faut que l'on retrouve une utilité sociale à la diffusion de cette information.  A défaut, il y aura atteinte à la vie privée, que le droit devra sanctionner.  On appréciera donc le présent dossier sous ces deux aspects: exactitude de l'information et intérêt public.

 

 

L'APPRÉCIATION DE LA CONDUITE DES APPELANTS

 

                  Comme on l'a vu, le jugement de première instance se base très largement sur l'inexactitude de parties que l'on considère comme importantes de l'information transmise par les appelantes.  Le premier juge semble avoir également considéré la méthode de préparation de ce reportage comme inadéquate.  Sur ce point précis, il mettait ainsi de côté la preuve non contredite offerte par madame Durand, dans son témoignage.  Elle a expliqué, dans le détail, comment le reportage a été préparé.  Elle a utilisé les sources disponibles en matière de faillite et dans les dossiers corporatifs accessibles.  Elle avait aussi communiqué avec des informateurs locaux.  Elle avait consacré une journée à la préparation de cette partie du bulletin de nouvelles.  La poursuite, à cet égard, n'a offert aucune preuve quant aux méthodes qu'un journaliste compétent et honnête aurait utilisées pour préparer un semblable reportage.  Sa préparation paraît avoir été raisonnablement attentive et soigneuse. (voir notamment le témoignage de Monique Durand, m.a., pp. 252 à 257).  On doit en venir ensuite au problème des prétendues inexactitudes.  Il faut savoir si inexactitudes il y a.

 

                  Le premier juge a mal analysé le contenu du reportage.  Il a recherché un type de rédaction qui aurait beaucoup mieux convenu au rapport adressé par un juriste sur le statut corporatif d'une entreprise à un prêteur ou un acquéreur.  On a confondu ici les niveaux de langage.  La journaliste, madame Durand, travaille pour une entreprise de télévision vouée à l'information générale.  Il lui faut transmettre ses nouvelles dans un langage autant que possible non technique, immédiatement compréhensible pour ses auditeurs.  La description qu'elle a donnée, dans son reportage, de l'entreprise de Radio Sept-Iles Inc., paraît, à ce titre, fondamentalement exacte.  Elle n'avait pas à entrer dans le détail raffiné de la structure corporative.  Il existait une entreprise de radio.  Elle a affirmé, ce qui était parfaitement exact, qu'Yvon Bergeron en était le directeur-gérant.  Elle a indiqué qu'il en était actionnaire minoritaire et qu'il avait fait faillite, ce qui était aussi exact. 

 

                  Sur le plan strictement juridique, il est exact que le syndic avait la saisine des actions de Bergeron depuis sa faillite, en juillet 1984.  Ces actions, cependant, s'étaient trouvées dans le patrimoine de Bergeron et s'y trouvaient toujours, mais sous l'administration et la saisine du syndic à la faillite, pour qu'il en dispose en faveur des créanciers.

 

                  En passant aux autres aspects du reportage, on fait les mêmes constats.  Le premier juge a admis que l'information sur le montant des dettes de Bergeron, et sur la réclamation du Ministère du revenu québécois à l'égard de l'intimée Radio Sept-Iles Inc., étaient substantiellement exactes, bien qu'elle ait été réglée pour un montant moindre.  Sur le problème des demandes de paiement à des tiers, le témoignage de madame Durand n'a pas été contredit.  Elle a nommé un seul débiteur: une banque.  Son témoignage indiquait qu'elle avait également reçu des informations sur la transmission de telles demandes à d'autres débiteurs du poste de radio.

 

                  Finalement, lorsqu'on fait le bilan du reportage, aucun de ses éléments importants ne peut être contesté sur le plan de l'exactitude.  Yvon Bergeron était un actionnaire minoritaire de l'entreprise.  Sa participation était toutefois très restreinte, l'entreprise étant contrôlée ultimement par les demandeurs Kathleen Duplessis Bergeron et Me Pierre-Bernard Bergeron.  De plus, Radio Sept-Iles Inc. faisait face à des réclamations du Ministère du revenu du Québec.  Yvon Bergeron était endetté envers elle et se trouvait personnellement en situation de faillite. 

 

                  Dans son appréciation de l'exactitude du reportage, le jugement de première instance est mal fondé.  Il faut cependant examiner le problème de l'intérêt public.  Étudiant cette question de façon subsidiaire, le premier juge reproche en effet aux appelantes de diffuser des informations qui relevaient essentiellement d'une sphère d'intérêt privé, quoique rattachées à l'exploitation d'une entreprise commerciale. 

 

                  Comme le plaident les appelantes, cette question d'intérêt public est une affaire de circonstances et de milieu.  On doit d'abord se souvenir qu'on a affaire à deux entreprises, certainement en concurrence, mais oeuvrant toutes les deux dans le secteur de l'information.  Elles détiennent toutes deux des permis d'exploitation émis par un organisme public, le C.R.T.C.  Elles exploitent une entreprise qui n'est créée qu'à l'aide de ce permis public.  Ces entreprises ont l'obligation, chacune dans leur milieu, de chercher à diffuser une information complète sur la vie et les problèmes des communautés qu'elles desservent. 

 

                  Yvon Bergeron s'est présenté, depuis 1971, à Sept-Iles, comme le principal dirigeant de cette entreprise, qui est d'intérêt public, bien que de propriété privée.  Il paraît avoir été un personnage en vue dans la vie économique et sociale de la région de Sept-Iles.  Par ailleurs, cette même région connaissait, depuis quelques années, des difficultés économiques importantes.  Les faillites s'étaient multipliées.  Il y régnait beaucoup d'inquiétude.  Il n'était que normal qu'une station de radio ou de télévision fasse écho à ces problèmes et cherche à fournir de l'information sur l'évolution de la situation économique régionale.  Il peut certes paraître délicat qu'un concurrent commente la situation d'un adversaire.  Cependant, les entreprises journalistiques ou de radio-télévision n'ont pas à pratiquer l'auto-censure mutuelle. 

 

                  L'information communiquée comportait essentiellement une information neutre et exacte sur certains problèmes d'une entreprise d'intérêt public, importante pour la région de Sept-Iles.  Elle traitait aussi de la situation d'un homme d'affaires, dont le rôle, dans cette entreprise, avait un caractère public.  L'information relative à sa faillite n'avait pas de caractère diffamatoire et, en raison de son activité professionnelle, pouvait légitimement être diffusée, même par des médias d'intérêt général, non spécialisés, comme le poste de télévision de Radio-Canada.                    Avec respect pour l'avis contraire, il paraît que les appelantes ont été condamnées sans que les éléments constitutifs du délit ou du quasi-délit de diffamation aient été établis.

 

                  Pour ces motifs, il y aurait lieu d'accueillir le pourvoi, de casser le jugement de la Cour supérieure et de rejeter l'action de Radio Sept-Iles Inc. et d'Yvon Bergeron, avec dépens dans les deux cours.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                                                                                         

                                                                                                                              LOUIS LeBEL, J.C.A.