"Président jupitérien" : comment Macron comptait régner sur l'Olympe (avant les Gilets jaunes)

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"Président jupitérien" : comment Macron comptait régner sur l'Olympe (avant les Gilets jaunes)

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Jupiter et Thétis, 1811
Jupiter et Thétis, 1811
- Dominique Ingres

Le mouvement des Gilets jaunes a mis à mal ses rêves de président "jupitérien". Après les législatives de 2017, nous avions interviewé John Scheid, spécialiste de l'Antiquité, pour comprendre ce qu'Emmanuel Macron entendait ainsi incarner : dieu qui foudroie, ou dieu à la parole performative ?

"Il a tenté de reprendre une posture présidentielle sur le mode de l’arbitre, mais on était loin de Jupiter dans la manière dont il a parlé" , estimait dans Le Parisien Arnaud Mercier, professeur en information et communication à l’université Paris 2 Panthéon-Assas, après l'allocution télévisée d'Emmanuel Macron du 10 décembre au soir. Il faut reconnaître que le mouvement des Gilets jaunes malmène sérieusement la filiation olympienne dont se revendiquait le président de la République avant même d'investir l'Elysée. En octobre 2016 dans un grand entretien accordé à Challenges, il prenait ainsi ses distances avec la "présidence normale" de son prédécesseur : "François Hollande ne croit pas au 'président jupitérien'. Il considère que le Président est devenu un émetteur comme un autre dans la sphère politico-médiatique".

En juin 2017, alors que les législatives avaient doté Emmanuel Macron d'une nette majorité, nous avions voulu d'appréhender la conception du pouvoir qui se cachait derrière cette convocation de la mythologie romaine. Macron se rêvait-t-il en dieu capable d'écraser les pauvres mortels, ou plutôt en dieu dont la parole suffisait à entraîner l'action ? Nous avions rencontré John Scheid, historien du Collège de France, spécialiste de l'Antiquité romaine.

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Tout d'abord… d'où vient l'adjectif "jupitérien" ?

"Jupitérien" n’est pas un adjectif latin. Ce serait plutôt "jovius", à partir du génitif de Jupiter, "Jovis", qui signifierait “de jupiter”. Il y a même un autre adjectif, “dialis”, pour dire “de Jupiter”. “Dius pater”, c’est le père céleste, racine ultime du nom. C’est ça son élément, on le représente avec l’aigle et la foudre. "Jupitérien" c’est un néologisme. “La contraction jupitérienne de ses sourcils, son regard de lion”, c’est dans Balzac, dans La Duchesse de Langeais. C’est lui qui est vraisemblablement le premier à l’utiliser, comme “jovien”, ou “dial” serait impossible à utiliser en français… personne ne comprendrait. Balzac se rapporte à la figure de Jupiter, le barbu majestueux qui regarde d’un air terrible, qui foudroie du regard. Mais je ne suis pas sûr que Macron l’emploie dans ce sens, parce que ce serait d’une maladresse insigne ! (Rires)

J’ai l’impression que le président fait allusion à ce côté tout-puissant, mais sans exercer dans l’immédiat la toute-puissance. Il est toujours dans la retenue avec les humains. Entre les dieux ça craque parfois, il y a des batailles… mais avec les humains, il sait que le moindre geste peut être écrasant et mettre un terme à l’affaire. Cette répartition, moi j’y pense dans le rapport avec le Premier ministre et le gouvernement. La parole est performative.

Si on prend cet adjectif au pied de la lettre et qu'on se réfère à la mythologie romaine… comment Jupiter régnait-t-il sur l'Olympe ?

Puisque Jupiter est le maître du ciel, le meilleur et le plus grand, il a effectivement un mode de gouvernement particulier. Ce n’est pas du tout un autocrate, même si c’est quelqu’un qui décide de tout, qui ordonne. Mais ceux qui font les choses, ce sont d’autres dieux.

La Triade capitoline
La Triade capitoline
- Musée national d'archéologie prénestine

Prenons Jupiter, au Capitole par exemple… il y a d’abord la fameuse triade du Capitole. On parle du temple de Jupiter, mais en fait ce sont trois divinités : Jupiter, Junon, et Minerve. Jupiter, c’est la souveraineté écrasante, c’est ça son boulot. A côté de lui, il y a Junon. C'est la déesse des matrones, des femmes établies, mariées. Elle les protège dans leurs accouchements, s'occupe de tout ce qui est propre à leur domaine, comme Jupiter protège les hommes dans leurs activités. Il ne fait pas la guerre, il écrase l’ennemi. Faire la guerre c’est déjà un autre dieu qui s'en charge, c’est Mars. C'est le polythéisme. Et Junon, c’est plutôt l’élément féminin de la souveraineté. Parce que chez les Romains, un homme, fut-il Jupiter, ne suffit pas pour exprimer la totalité de la souveraineté. Il y a un petit élément qui lui échappe : celui qui est propre aux femmes établies. La souveraineté parfaite est la collaboration des deux. Donc Jupiter peut crier, si Junon n’est pas d’accord, il y a un petit problème. Mais on connaît tous déjà dans l_’Iliade_ et l’Odyssée, et puis dans l’Enéide, les fameuses scènes de ménage entre Zeus et Héra, ou leurs équivalents romains, Jupiter et Junon. Et puis Minerve, c’est la bonne intelligence, la bonne capacité mentale de ces dieux suprêmes. Jupiter a aussi à côté de lui Fides, la bonne foi, la loyauté du souverain. Il remporte la victoire, mais c’est une déesse, Victoria, qui l'incarne. Il y a Vénus qui est le charme, mais c’est aussi la force contraignante de la volonté souveraine. C’est elle qui exprime cette volonté terrible de Jupiter quand il fait quelque chose. On peut comme ça continuer en cascade…

Un dieu romain a toujours autour de lui une foule de dieux, jusqu’à de tous petits dieux plébéens, comme disait Augustin, qui font le travail manuel en quelque sorte. Les profs de latin parlent toujours de la phrase : “Caesar pontem fecit“, “César construisit un pont”. Ça ne veut pas dire que César se retrousse les manches comme le font nos présidents des fois pour faire semblant de travailler. Non, César construit le pont par la parole. Il donne l’ordre contraignant. Et après il y a ses chefs de cabinet, de son état major, les centurions, qui dirigent les ouvriers. Et c’est en cascade qu’il y a des personnages secondaires qui agissent. Je pense que ce que le président voulait dire, c’est qu'il gouverne, les autres exécutent. Il ne faut pas confondre les deux. Jupiter ne confond pas les deux. Il peut à la limite faire la leçon à un de ses dieux qui va à la plage au lieu de travailler, mais ce n’est pas à lui de faire cela. Et là, Jupiter est le reflet de l’ordre social romain.

Les Romains ne conçoivent pas comme nous l’action centralisée, unique. Et déjà avec Constantin, avec le christianisme, une barrière est tombée. Avec la Bible et les Evangiles, les chrétiens conçoivent particulièrement le monothéisme et l’agent unique. Les Romains ne connaissent pas l’agent unique. L’agent unique a le pouvoir, mais s’il dit ‘Ouvrez la porte’ et qu’il n’y a pas le dieu Portunus, personne n’ouvre la porte. Parce que ce n’est pas le rôle de Jupiter d’ouvrir la porte. Il y a un dieu du franchissement des seuils etc. C’est lié à une représentation de l’action. Dans la mythologie, en général ça se termine mal pour ceux qui sont un peu trop tyranniques.

>> Petit pas de côté dans cet entretien… Nous vous proposons ici la réécoute d'une archive des Nouveaux chemins de la connaissance de juillet 2012, qui revenait sur les deux épopées d'ordinaire attribuées à l'aède Homère, évoquées par John Scheid : l'Iliade et l'Odyssée (durée : 1h) :

Des mythes et des Dieux : De l'Iliade à l'Odyssée_Les nouveaux chemins de la connaissance, 02/07/2012

59 min

Quel était le rapport de Jupiter aux mortels ?

Un homme chez les Romains n’est jamais l’équivalent d’un dieu. Même plus tard, quand on divinisera les bons empereurs après leur mort, ils resteront toujours des dieux subordonnés, même au plus petit des dieux immortels. Bien entendu, Jupiter est le maître du monde des dieux, et aussi, sur terre, du monde des hommes, car toute la religion romaine se passe sur terre. Les dieux ont leur vie dans l’au-delà, mais ça ne concerne pas les hommes. Ils leur rendent des hommages polis dans ce monde-ci. Evidemment, un pauvre mortel ne peut pas s’opposer à Jupiter, qui de toute façon écrase les humains s’il le veut.

Théoriquement, les humains peuvent observer les signes qu'envoie Jupiter, ce qu'on appelle "prendre les auspices" ; ça se faisait à un moment par le vol des oiseaux, mais tout ça se fait de façon muette. C’est le consul qui prend ces signes, qui décide, parfois même automatiquement si c’est bon ou mauvais. Mais si un impie manipule carrément les signes de Jupiter pour faire de mauvaises actions, il peut prendre un coup de foudre, ou être victime d'une belle défaite militaire. Mais la plupart du temps, Jupiter est muet. Comme le peuple romain : il est théoriquement consulté, mais en fait, il approuve presque silencieusement le pouvoir politique. Il dit oui ou non aux lois, mais en fait tout est joué d'avance. Et les dieux sont traités de la même manière. Il ne viendrait à l’idée de personne d’insulter Jupiter, mais il ne viendrait pas non plus à Jupiter l’idée d’écraser les humains. Et il y a une petite histoire très drôle avec Numa, le roi qui a doté Rome de vraies institutions après Romulus, un homme pieu, vénérable… Il crée la justice, le droit, met les Romains qui étaient des voyous au début, d’après les récits, au travail, et leur apprend la bonne conduite… Seulement, il y a dans le ciel ce barbu qui s’agite et terrorise tout le monde. Numa décide de convoquer son collègue céleste. Le brave Numa a les cheveux dressés sur la tête tellement c’est puissant quand on est en face de Jupiter… Il lui dit : ‘Il y a la justice, la religion, on te rend tous les hommages qui te sont dus… pourquoi nous terrorises-tu ?’ Alors Jupiter lui pose des devinettes qui voudraient en fait suggérer un sacrifice humain, qui est la transgression absolue des relations de piété. Et Numa, par trois fois, par des subterfuges, se tire d’affaire en lui donnant quelque chose d’autre que ce qu’il semble vouloir. A la fin, Jupiter rit et lui dit : ‘Toi, tu es capable de dialoguer avec les humains, viens demain sur le forum, et je te donne un gage…" Et c’est le début de la collaboration entre Jupiter et les hommes. Donc il peut être terrible, mais en général, il accepte de se conduire correctement avec les humains si eux-mêmes sont corrects.

Numa Pompilius faisant une offrande à Jupiter, 19e siècle
Numa Pompilius faisant une offrande à Jupiter, 19e siècle
- Giani Felice

Dans la société romaine, au dessus de tout, il y a une sorte de recours permanent qui est l’empereur, qui a un pouvoir redoutable, il commande l’armée en dehors de Rome, et il peut toujours intervenir partout. C’est un peu ça, Macron est plutôt comme un empereur dans le principat. "Princeps", le premier des sénateurs, des citoyens. A ce moment-là il gouverne de la même manière que Jupiter gouverne ses dieux au ciel, c’est-à-dire toujours par une répartition des responsabilités, et le respect des domaines. C’est exactement ce que Macron a dit à la radio : ‘Moi je gouverne et le Premier ministre applique, il fait la politique quotidienne.’

Est-ce que cette utilisation de l'adjectif "jupitérien" par Macron est grotesque, plutôt maligne, légitime ?

Si je cromprends bien, dans le contexte, ce qu’il voulait dire, c’est "jupitérien" au sens dieu du polythéisme romain, dieu souverain absolu mais pas omnipotent, par volonté. Ça me paraît une utilisation tout à fait astucieuse au vu de ce que nous savons de la religion et des dieux antiques. C'est s'affranchir de la politique, et je trouve que c’est même très bien que la culture latine puisse aboutir à des débats comme celui-là. C’est peut être le contre-pied du “président normal”, qui se mêle à ses ministres et à ses secrétaires d’Etat… Non, Jupiter est là pour gouverner le monde, celui des dieux, celui des hommes, avec la collaboration de tout le monde.

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Quand j’ai entendu dans son contexte cet adjectif et cette réponse, ça m’a fait tiquer, je me suis dit : ‘Tiens, c’est intelligent !' parce que ce n’est pas le Jupiter d’Offenbach ou des mythes grecs, ce n’est pas non plus une sorte de Jupiter monothéiste, ça n’a jamais existé, mais c’est un Jupiter polythéiste qui agit par sa volonté, mais avec la collaboration nécessaire des autres, et sans se mêler en permanence de ce que font les autres.

Pour écouter l'intégralité de l'entretien avec John Scheid :

John Scheid, spécialiste de l'Antiquité, analyse l'expression "président jupitérien"

23 min