A 23 ans, Jean-Baptiste Mathieu de Vienne (1789-1836), auditeur au Conseil d’Etat depuis le 29 février 1812, entre dans la campagne de Russie, rattaché au service du comte Dumas, intendant général de la Grande Armée. Jean-Baptiste, tout comme Stendhal au même moment, fait donc partie des 362 auditeurs lancés sur ce gigantesque théâtre militaire.
Chargé de l’approvisionnement de l’armée par voie fluviale à Vilnius, il semble davantage goûter aux joies de la vie mondaine. Mais rapidement, il entend des rumeurs concernant des difficultés de l’armée. Par fidélité, mais aussi par goût du « spectacle de la bataille », il décide de rejoindre le comte Dumas, étonné de voir le jeune homme rejoindre une armée battant alors en retraite. Les deux hommes se retrouvent ainsi juste avant de devoir passer la Berezina, et c’est après ce passage que l’auteur est capturé par les cosaques.
Commence alors la seconde partie des Mémoires, évoquant les temps de sa violente captivité, de laquelle il ne parvient à survivre (deux survivants sur trois cents) que parce qu’un général russe cherchait un professeur de piano pour ses filles. Après cette libération, il doit encore se faire passer pour un paysan polonais durant presque un an avant de pouvoir regagner la France, qu’il quitta impériale en 1812 pour la retrouver monarchique en juillet 1814.
Moins d’un an après ce retour, Jean-Baptiste Mathieu de Vienne rédige « Vingt-huit mois de ma vie », titre de Mémoires manuscrits de 392 pages, jamais sortis des archives familiales. C’est un récit divisé en deux parties, la première en campagne et l’autre en captivité puis en fuite. Outre un intérêt historique certain puisqu’il s’agit d’un texte totalement inédit, ces Mémoires offrent l’un des rares témoignages d’auditeurs de cette campagne de 1812. Mais surtout, rédigés courant 1815, moins d’un an après le retour de l’auteur, ils sont chronologiquement l’un des premiers Mémoires sur cet événement, et de fait témoignage.
« Le quartier général arriva à Bobr, le 24 novembre 1812 au soir. Ce fut pour nous un spectacle douloureux, de voir les débris de cette armée, naguère si belle, si imposante, se retirant dans le plus grand désordre, et présentant l’image d’une affreuse misère.
Je revis le général Dumas, malade, et souffrant d’une fluxion de poitrine, dont il avait été attaqué à Moscou, au moment du départ de l’armée. Il me fit une réception à laquelle j’étais loin de m’attendre. « Que diable venez-vous faire ici ? me dit-il. Il valait beaucoup mieux rester à Wilna, pendu au cou de votre maîtresse, que de venir vous fourrer dans cette bagarre ! Nous n’avions que faire ici de bouches inutiles ! » Après cette violente apostrophe, il s’adoucit ; et, reprenant sa bonté ordinaire, il me dit que puisque j’étais près de lui, il n’entendait pas que je mourusse de faim, et que tant qu’il aurait un morceau de pain, j’en aurais ma part. Je vis clairement, par ses premières paroles, qu’il était instruit de mon amour ; mais on pense bien que je n’eus pas envie de lui en parler : la circonstance n’était rien moins que favorable.
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