"L'artiste reste en arrêt devant cette vision horrible : l'avenir dans un monde où la vie psychique aura été purement et simple- ment liquidée." Quand ces lignes ont-elles été publiées et par qui ? En 1966, par Jean- Jacques Lebel, dans son petit livre Le Happening (éd. Denoël), le premier sur ce sujet paru en France. Quand on les lui relit, Lebel commence par en juger le style. "Je n'écrirais plus ainsi. C'est un peu jeune, ces phrases, trop simple." Aujourd'hui, celui qui inventa le happening en France en 1960 figure dans une grande exposition à Hamnourg, aux côtés de l'Allemand Arthur Köpke, du Suédois Oyvind Fahlström et d'Erro. Mais pense-t-il autrement ? "Sûrement pas. Je n'en retire pas une virgule."
En 1966, Lebel avait trente ans, et le destin de l'homme moderne occidental lui apparaissait clairement : devenir une machine, ne réagir qu'aux stimulations de la consommation et du spectacle. "Il n'y avait aucun doute là-dessus. A l'époque, on - attention, "on", ça veut dire 150 ou 200 personnes, pas plus, plutôt moins - on baignait dans cette atmosphère. En fait, ce n'était pas difficile : il suffit de lire deux pages d'Artaud et tout ça devient clair." Que l'auteur du Théâtre de la cruauté ait passionné l'auteur du Happening, organisateur de performances généralement nocturnes et attentatoires aux bonnes mœurs rien d'étonnant. Mais c'est un autre texte d'Artaud que Lebel cite, Pour en finir avec le jugement de Dieu. "En 1968, je travaillais à l'ORTF, à l'Atelier de création sonore. En mai, on a voulu retrouver et diffuser l'enregistrement du texte dit par Artaud. Pour venger Artaud. Mais il y avait un tel désordre dans les archives que nous n'avons pas retrouvé les bandes."
Un arrêt dans les souvenirs. "En fait, en 68, ce que nous voulions, c'était venger tous ceux que nous admirions et que la société avait méprisés : venger Artaud, Péret, Breton, Flora Tristan. Venger la poésie. Venger tous ceux qui nous habitent et qui nous constituent." Tous ceux-là, Lebel les avait connus très jeune, à New York et à Paris, en partie par l'intermédiaire de son père, Robert Lebel, ami intime et premier biographe de Duchamp. "Duchamp ? C'était la même chose, la même indifférence. Aujourd'hui, chacun s'en réclame. Il faudrait quand même se souvenir de ce qui s'est passé de son vivant."
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