Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

La « chorégraphie » d’un artiste pour esquiver la surveillance omniprésente en Chine

Avec la performance « Un mouvement disparu », Deng Yufeng a voulu montrer aux Pékinois comment échapper aux caméras de surveillance.

Publié le 08 décembre 2020 à 17h37, modifié le 14 décembre 2020 à 10h03 Temps de Lecture 4 min.

La Chine abrite 18 des 20 villes les plus surveillées au monde, et plus de la moitié des caméras de surveillance utilisées dans le monde, selon une étude du site technologique britannique Comparitech.

La scène s’est déroulée dans l’après-midi du 26 octobre, à Pékin. Une dizaine de piétons, adultes et enfants porteurs de sangles réfléchissantes, zigzaguent, s’accroupissent, se penchent en avant ou rasent les murs dans Xingfu Dajie, la « rue du bonheur », dans le centre de Pékin.

Ils ne répétaient pas une scène d’un film de Jacques Tati ou du prochain Mission Impossible. Ils participaient au projet Un mouvement disparu, une performance de l’artiste Deng Yufeng destinée à montrer aux Pékinois comment échapper aux caméras de surveillance omniprésentes, rapportent le South China Morning Post (SCMP) et le magazine en ligne Sixth Tone (un site d’information).

Après avoir recruté des volontaires – certains parents sont venus avec leurs enfants pour leur montrer « quelque chose qu’on ne peut pas apprendre à l’école » –, Deng Yufeng les a guidés sur un parcours qu’il avait préalablement repéré. Il leur a fallu plus de deux heures pour parcourir les 1 100 mètres de l’itinéraire. « C’était tellement plus difficile que je le pensais. Une fois dans la rue, il devient impossible de ne pas remarquer les caméras. Je me demande maintenant constamment qui est assis dans une pièce quelque part et vous regarde traverser la ville », a relaté l’un des volontaires, surnommé Ge, au site Sixth Tone.

Menaces sur la vie privée

C’est précisément la réaction que Deng Yufeng espérait. Depuis plusieurs années, l’artiste essaie de mettre en garde ses concitoyens contre l’essor des technologies qui menacent leur vie privée, notamment en raison des nombreuses fuites de données personnelles. En 2018, il avait fait scandale à Wuhan, avec l’exposition Secrets, censurée deux jours après son vernissage. Il y dévoilait 346 000 données personnelles achetées au marché noir, dressant autant de « portraits d’utilisateurs », constitués de leur nom et prénom, adresse, numéro de téléphone, informations bancaires, etc.

Après les menaces sur la confidentialité des données sur Internet, Deng Yufeng s’est intéressé à la question de la surveillance collective. La Chine abrite dix-huit des vingt villes les plus surveillées au monde et plus de la moitié des caméras de surveillance utilisées dans le monde, selon une étude du site technologique britannique Comparitech. Dans la capitale, Pékin, on compte environ 56 caméras pour 1 000 personnes et même 120 pour 1 000 dans la ville de Taiyuan (contre 2,44 pour 1 000 à Paris par exemple).

Analyse : Article réservé à nos abonnés L’œil inquisiteur du régime chinois

Pour réaliser son projet, l’artiste a passé deux mois en reconnaissance, à prendre des photos de la rue, à en mesurer la largeur, à dresser une carte répertoriant toutes les caméras présentes, identifiant leurs spécifications pour déterminer leur champ de vision. Puis, il a mis au point une « chorégraphie » pour tenter d’éviter de passer dans leur champ. Il ajoute qu’il a été surpris par la vitesse à laquelle le nombre de caméras augmente. « Lorsque je suis retourné dans la rue deux semaines après ma première visite, d’autres avaient été installées. J’ai dû ajuster mon itinéraire pour en tenir compte. »

Contre les dynamiques du pouvoir

« En outre, ces caméras sont équipées de la technologie de reconnaissance faciale, que les autorités défendent dans le cadre de leurs efforts pour devenir un leader mondial en matière d’intelligence artificielle », relève l’artiste. Cela étant, il dit comprendre une partie du discours des autorités qui affirment que ces scanners faciaux sont nécessaires pour prévenir la criminalité et utiles pour protéger la santé publique pendant la pandémie.

Avec cette performance, Deng Yufeng estime ne pas remettre en question les entreprises derrière le système de surveillance, mais le gouvernement et les dynamiques du pouvoir. « Elles imprègnent notre espace public. Lorsque nous nous déplaçons dans un espace urbain – par exemple, lorsque nous traversons une rue – notre corps est discipliné et contrôlé par des panneaux et des feux de circulation », explique-t-il à Sixth Tone. Avec Un mouvement disparu, il s’agit de renverser la situation : plutôt que d’agir comme les caméras le veulent, pourquoi ne pas disparaître ? « C’est héroïque – et stoïcien – parce que c’est agir contre l’ensemble du système », assure l’artiste.

Un combat inégal

Deng Yufeng n’est pas le seul à se préoccuper des questions de vie privée en Chine, rapporte le SCMP. Au mois de mars, Lao Dongyan, une professeure à l’université Tsinghua de Pékin, s’est battue contre l’installation de caméras dotées de technologie de reconnaissance faciale.

En novembre de 2019, Guo Bing, un professeur de droit de l’université de Zhejiang a poursuivi un parc animalier de Hangzhou, qui avait installé une technologie de reconnaissance faciale à son entrée. Le professeur affirmait que cette technologie pouvait être utilisée pour « voler son identité ». Fin novembre, un tribunal a ordonné au parc animalier de supprimer les données de reconnaissance faciale du professeur et l’a condamné à lui verser 1 038 yuans (131 euros). Une première en Chine.

Au quotidien, Deng Yufeng cherche presque inconsciemment à repérer les caméras de surveillance et les évite. Et lorsqu’il s’inscrit sur les réseaux sociaux, il utilise intentionnellement des données personnelles incorrectes. « Mais je sais que ces mesures n’ont qu’un effet très limité. » Après cette performance, il lui est impossible de savoir s’il a réussi à « disparaître », car le public n’a aucun moyen de vérifier les images enregistrées par les caméras de surveillance. Il reconnaît néanmoins que le combat est inégal et qu’il est presque impossible d’être complètement invisible. « Le mieux que l’on puisse faire est d’éviter de se faire scanner le visage. »

Lettre de Pékin : Article réservé à nos abonnés « Big Brother » : quand les Chinois se rebiffent
L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Contribuer

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.