Comme Milo Rau tordant le cou à La Clémence de Titus, de Mozart, en février, c’est à une première incursion scénique dans le monde de l’opéra et à une autre empoignade que nous a conviés la scène genevoise avec Didon et Enée, de Purcell, mis en scène par le danseur et chorégraphe Franck Chartier, cofondateur, en 2000, avec la danseuse argentine Gabriela Carrizo, de la compagnie bruxelloise Peeping Tom. Force est pourtant de constater que ce qui nous était apparu comme un brillant exercice de virtuosité dans le premier cas touche cette fois au chef-d’œuvre. Il s’agit pourtant de deux relectures radicales, mais l’une détourne l’œuvre quand l’autre creuse un chenal dans ses méandres. Didon et Enée propose, en effet, à peine une intrigue. Didon, la reine de Carthage, aime Enée, le fugitif troyen qu’elle a recueilli et que des sorcières, usant d’un charme maléfique, pousseront à l’abandonner. Didon choisira de mourir sur une des lamentations les plus sublimes de l’histoire de l’opéra.
Dans une immense chambre à coucher lourdement lambrissée, avec bibliothèque et salon de musique, surmontée d’une salle de parlement (une « chambre parlementaire » au sens littéral) vit la vieille Didi. Une riche excentrique qu’encerclent les politiques (le chœur, domestiques et musiciens, à qui elle refait jouer en boucle l’opéra de Purcell), folle de la reine Didon dont elle a endossé les amours délétères et le destin tragique. Formidable Eurudike De Beul, comédienne, performeuse et chanteuse ainsi qu’on pourra s’en apercevoir dans une harangue à son peuple modulée à la manière d’un chant d’extase soufi.
Une musique de thriller a envahi l’espace tandis que, sous une montagne de draps blancs, des contorsions semblent mimer un rapport sexuel. Didi apparaîtra, les jambes écartées, dans la frustration d’un désir inassouvi avant de s’amouracher d’un de ses serviteurs, un homme blessé, rescapé de la guerre et des combats – un clone d’Enée. La musique de scène créée par le compositeur et violoncelliste Atsushi Sakai va contrepointer la partition de Purcell, s’insérant dans les interstices de la narration comme dans les replis de la psyché de Didon/Didi. Une reine incapable d’aimer, rongée par une pulsion érotique qui finira par la détruire. Le texte élaboré par le collectif Peeping Tom campe une femme de pouvoir, qui n’hésitera pas à chevaucher longuement son amant longiligne et christique.
Un alphabet corporel épileptique
Désarticulées, torturées, les chorégraphies s’écrivent dans un alphabet corporel épileptique. Des corps jetés les uns contre les autres. La force du spectacle tient à ce que tout, visuellement, se réfère à la musique. Le tragique se dénoue parfois dans des effets grinçants de vis comica, comme cette femme à la Rossy de Palma gémissant et aboyant quand s’évoque chez Purcell la chasse royale qui séparera les amants. Et que dire de ces murs soudainement éventrés, de ces fenêtres ouvertes par le vent, livrant passage à des amas de sable, lesquels finiront par envahir l’espace, ensevelissant Didi, qui meurt, nue, sur son lit, toilettée par une servante, tandis que Didon déploie les splendeurs de son adieu au monde. Durant le chœur final des cupidons, une amoureuse danse de mort voit la femme dévorer le cœur de l’homme qu’elle aime.
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