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Robert Rauschenberg

L'Américain était une légende de l'art. Avec ses "combine paintings", à partir de 1954, il rompt avec l'abstraction et colle sur la toile géante et colorée des objets du quotidien. Il devient alors un symbole de la domination américaine sur la création

Par Philippe Dagen

Publié le 14 mai 2008 à 15h21, modifié le 14 mai 2008 à 15h21

Temps de Lecture 5 min.

Depuis un peu plus d'un demi-siècle, Robert Rauschenberg appartenait à l'histoire de l'art. En 1954, à New York, l'artiste, mort, lundi 12 mai à l'âge de 82 ans, rencontre un jeune peintre, américain comme lui, et aussi inconnu que lui, Jasper Johns, et achève une grande composition de trois panneaux de bois revêtus de papiers collés, de tissus, de pages de journaux et d'un miroir. Collection est l'un des premiers "combine paintings" de Rauschenberg, de très grande taille, aux faux airs d'inachevé, éclaboussé de rouges et de bleues, d'une efficacité visuelle et tactile irrésistible.

C'est aussi la fin d'une époque, celle de l'expressionnisme abstrait de Jackson Pollock et de Willem De Kooning. A l'automne 1953, Rauschenberg ose demander à ce dernier, héros de ce que l'on nomme avec respect l'école de New York, l'un de ses dessins. Pas pour l'étudier, pour le détruire. Avec des gommes, un mois durant, Rauschenberg efface les traits au fusain et à l'huile de De Kooning : Erased De Kooning Drawing est son manifeste, en négatif. Qui est-il, alors, pour oser ce sacrilège ? Un jeune audacieux venu de nulle part, tout le contraire du bon élève d'une école d'art new-yorkais.

Nulle part, c'est Port Arthur (Texas) où Milton Ernest Rauschenberg naît le 22 octobre 1925, fils d'un employé d'une compagnie d'électricité. Ses parents le veulent pharmacien, il s'y essaie mais renonce : dyslexie et incapacité à disséquer une grenouille le condamnent. Incorporé dans la marine en 1944, il se déclare inapte à tuer et, versé dans une unité de soins psychiatriques, éprouve les traumatismes des soldats rentrés du Pacifique. Pas d'art à l'horizon - il a dit plus tard qu'avant ses 18 ans, il n'avait pas même eu l'idée de l'existence d'une telle activité.

En 1946, à Los Angeles, il emballe des maillots de bain et rencontre une jeune fille qui détecte en lui un talent de dessinateur. Il la croit, suit des cours du soir à Kansas City, économise et arrive à Paris en 1948 : découverte de Picasso, de Matisse, de l'art moderne - et de Susan Weil, dite Sue, jeune étudiante de l'académie Julian. Ensemble, ils rentrent aux Etats-Unis.

Auprès de Joseph Albers, ancien de la célèbre école allemande du Bauhaus, qui enseigne au Black Mountain College, en Caroline du Nord, puis à l'Art Students League à New York en 1950, ayant troqué son prénom de Milton pour Robert, il absorbe références et techniques utiles. Ce qu'il n'accepte pas, c'est l'idée d'imiter ces artistes abstraits dont le succès est en train de s'étendre à l'Amérique entière et à l'Europe, les drippings dansants de Pollock, le sublime fascinant de Rothko, la géométrie métaphysique de Barnett Newman.

Ce Texan se conduit à New York en étranger, avec distance et ironie. Avec son ami Cy Twombly, devenu presque aussi illustre que Johns et lui depuis, il cherche à geler le geste expressif lyrique et à empêcher l'expansion des grands champs colorés, les brisant, les salissant, y inscrivant des chiffres au crayon. En 1951, il se fait deux alliés décisifs, le compositeur John Cage et le chorégraphe Merce Cunningham avec lesquels il collabore par la suite. Il exécute des monochromes noirs, dont la surface, écaillée, fendillée, semble carbonisée plutôt que peinte, et construit une sorte de sculpture géométrique avec de vulgaires briques et du fil de fer.

En 1952 et 1953, Twombly et Rauschenberg quittent New York pour l'Italie, le Maroc, l'Espagne. Quand ils rentrent, c'est pour engager leur lutte. Contre la pure peinture. Ce sera par l'irruption sur la toile de toutes sortes de matériaux et d'objets réputés non artistiques : parapluie, plastique et ampoules (branchées) dans Charlene en 1954, photos, affiches et journaux dans Rébus en 1955. Le terme "combine painting" s'impose pour désigner cette peinture faite de collages, reports et assemblages autant que de couleur et de dessin. Il intègre des objets inattendus, couverture en patchwork, porte, pied de table, coq empaillé, jusqu'à un bélier naturalisé, un pneu autour de l'échine, dans Monogram (1955-1959), son oeuvre emblématique.

L'idée d'employer des rebuts, de récupérer et de détourner, de jouer du banal et du bizarre n'est pas nouvelle. Elle apparaît dans les papiers collés de Braque et de Picasso en 1912. Elle est reprise par les dadaïstes berlinois de 1920 - Schwitters, Hausmann, Höch. Elle prospère à Paris dans l'entre-deux-guerres grâce à Ernst, Miro et Picasso à nouveau. Pour tous, ces assemblages vont contre la dignité de la peinture à l'huile, la hiérarchie des genres, le "beau" métier. Pour tous, ils font entrer la vie la plus quotidienne dans l'atelier. Les "combine paintings" fonctionnent selon les mêmes principes. Rauschenberg et Johns ont donc été, dès les années 1950, catégorisés comme "néodadas" et ont reçu l'onction de Marcel Duchamp, le père de l'art conceptuel, en 1959.

Restent deux différences entre dadaïsme européen et néodadaïsme new-yorkais. L'une est liée aux circonstances. Rauschenberg puise dans le réservoir de la société de consommation : photographies de Kennedy, bouteilles de Coca-Cola, roues et portières d'autos. Aussi préfigure-t-il le pop art de Warhol et Wesselmann, sans se confondre pour autant avec lui. La seconde différence découle de la première. Schwitters ou Ernst s'en tiennent au petit format alors que, vite, Rauschenberg aime les assemblages proliférants qui croissent en hauteur et en largeur jusqu'à saturer l'espace. Ses montages les plus étranges "tiennent" le mur ou la salle, structurés discrètement par la géométrie des lignes et des harmonies en peu de tons. Ce sacrilège virtuose crée des techniques et les porte à leur plus haut point de réussite formelle. Entre 1954 et 1964, il accumule les réussites plastiques, établit sa réputation de styliste impeccable dans l'art d'utiliser les pires restes.

Pourquoi 1964 ? Parce que cette année-là, le "misfit de la peinture new-yorkaise" - ainsi le nomme le critique français André Parinaud en 1961, qui est le premier à s'intéresser à lui à Paris - reçoit le grand prix de la Biennale de Venise, à pas même 40 ans. Stupeur, scandale : il met un terme à des décennies de suprématie française dans les palmarès vénitiens et incarne la nouvelle puissance artistique américaine. Cette distinction fait de lui définitivement un symbole national et une figure historique, au risque de l'enfermer dans un rôle et un style. Force est de constater en effet que si son oeuvre se poursuit tout au long des décennies 1970 et 1980, elle se renouvelle peu, suites de variations sur le principe des "combine paintings" - mais variations superbes d'intelligence et d'élégance dans l'autocitation, à base de matériaux pauvres et de transferts d'images sur mousseline de soie.

Après une première rétrospective à Londres en 1964, d'innombrables expositions et distinctions de toutes sortes se sont accumulées au fil des années, achevant de changer, de son vivant, Rauschenberg en légende américaine de l'art du XXe siècle.

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