L’anecdote rehausse, depuis une décennie, la réputation de Nicola Leibinger-Kammüller, célèbre patronne du groupe industriel Trumpf, un leader mondial des machines de découpe d’acier au laser. En 2009, au plus fort de la crise économique, la dirigeante décide d’ouvrir les caisses familiales. Alors que les commandes décrochent, la famille débloque 75 millions d’euros, afin de garder tout le monde dans l’entreprise. L’épisode, évoqué presque à chacune de ses interviews, contribue à l’entretien d’un mythe central dans le capitalisme allemand : la responsabilité sociale et locale des entreprises familiales de taille intermédiaire, le fameux « Mittelstand ».
Quand les Bourses mondiales deviennent folles, c’est ce tissu d’industries de taille moyenne exportatrices, au capital familial, qui permet à l’Allemagne de rester à flot et de sortir de la crise sans trop de casse sociale. Considéré comme la « colonne vertébrale » de l’économie du pays, garant des emplois industriels, le Mittelstand est une fierté allemande, un modèle souvent envié à l’étranger. Il reflète deux grandes caractéristiques du capitalisme outre-Rhin : la méfiance traditionnelle vis-à-vis des marchés financiers et des grands groupes, et la protection du patrimoine des entreprises familiales.
Le système fiscal est en effet conçu pour protéger ce type d’entreprise : pour ne pas risquer d’amenuiser leur capital social, qui n’est pas composé d’actions, le droit allemand prévoit de larges niches fiscales au bénéfice des descendants. « Les entreprises peuvent être léguées avec une franchise d’impôt de 85 %, quand les emplois sont conservés les cinq années suivantes, et jusqu’à 100 %, si la somme des salaires est maintenue pendant sept ans », explique Martin Beznoska, expert en fiscalité à l’Institut économique de Cologne. « Grâce à cette protection du patrimoine, les entreprises familiales sont en même temps les personnes les plus riches d’Allemagne », explique au Monde Jens Beckert, directeur de l’Institut Max-Planck pour l’étude des sociétés.
Différence forte entre ceux qui héritent et ceux qui n’ont rien
C’est là le revers de ce système : il contribue à renforcer la concentration du patrimoine. Selon une étude de l’Institut économique de Berlin (DIW), de 300 milliards à 400 milliards d’euros sont transmis chaque année au sein des familles, par le biais des donations ou des héritages. Près de la moitié de ce volume se dirige vers les 10 % des bénéficiaires les plus riches, le plus souvent originaires de l’ouest de l’Allemagne. « La différence entre ceux qui héritent et ceux qui n’ont rien est de plus en plus forte », précise Markus Grabka, membre du DIW. Outre-Rhin, les 1 % les plus riches de la population concentrent 35 % de la richesse nette nationale.
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