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Retour de l'ordre religieux ou signe de bonne santé de notre pluralisme laïque ?

Pourquoi tant de violence et de répression pour des paroles ?

Publié le 08 décembre 2011 à 14h25, modifié le 08 décembre 2011 à 14h25 Temps de Lecture 4 min.

Après Les Versets sataniques, de Salman Rushdie, en 1989, les caricatures de Mahomet en 2005 ou encore, cette année, à l'occasion de représentations théâtrales (Sur le concept du visage du fils de Dieu et Golgota Picnic), la catégorie "blasphème" revient sur le devant de la scène. D'un côté, ceux qui sont affectés dans leur croyance usent du terme "blasphème" pour marquer leur indignation et condamner l'expression artistique offensant le divin qui fonde leur vie ; de l'autre, pour ceux qui défendent la liberté d'expression, le terme "blasphème" résonne comme un mot repoussoir, caduc, qui signifie le retour d'un ordre religieux et moral menaçant le modèle laïc.

Notre point de vue est autre : le recours au terme "blasphème" est le signe paradoxal de bonne santé démocratique et laïque, qui atteste d'une société sécularisée, incarnant la "laïcité à la française", dont les principes sont établis par la loi du 9 décembre 1905. Tout d'abord, reprécisons ce qu'est le blasphème. Traduisant le grec, il s'agit d'une parole de mauvais augure ou formule malencontreuse dans une cérémonie cultuelle. Chez Platon, chez Ménandre mais aussi dans la Bible ("Tu ne jureras pas le nom de Dieu en vain"), c'est une parole irrévérencieuse et injurieuse envers la divinité.

Au XIIIe siècle, Thomas d'Aquin, après de multiples débats avec les moralistes, arrête une définition du blasphème qui va marquer le Moyen Age : "défaillance dans la profession de foi". Sorte d'infidélité, il est une atteinte à l'existence de la foi dans sa pureté et son juste exercice. D'où la répression féroce de ce péché de langue à la même période. Le règne de Saint Louis représente un tournant : le blasphème est "l'une des pires bêtes noires" du souverain préoccupé par la lutte contre les hérétiques, les juifs et l'islam. Saint Louis impose alors une législation qui frappe les coupables en recourant aux mutilations de la langue et des lèvres (Alain Cabantous).

Mais pourquoi tant de violence et de répression pour des paroles ? Parce que le blasphème porte atteinte au fondement de l'organisation sociale construite et justifiée par des références sacrées, jugées nécessaires à la fois à l'ordre du monde et à son intelligibilité. Il est une remise en cause du socle divin sur lequel reposent la hiérarchie sociale et les relations entre les groupes, comme l'acte de sacrilège. Tous deux signifient une volonté de rompre le principe politique au coeur même du lien social : Dieu est au fondement de tout. Supérieur, antérieur, intouchable, il est interdit d'offenser le Créateur ainsi que ses représentants sur terre sous peine de saper l'ordre qui règne entre tous et chacun grâce à... lui.

Cependant, cette société n'est plus. Après la Révolution française, les révolutions industrielles, la fin de la civilisation paroissiale à la fin du XXe siècle, l'altérité divine interprétée par l'Eglise ne fonde plus les normes, ni ne justifie les principes du vivre-ensemble, ni ne détermine les châtiments. Exit l'âge catholique, où l'ordre social, hiérarchique et inégalitaire, reproduit selon la référence à Dieu, condamnait toute offense qui lui était faite.

Bienvenue dans une société où les individus libres, égaux et souverains, après avoir considéré que la légitimité venait d'en haut, participent et élaborent une légitimité qui vient, à présent, d'en bas. Dès lors, ce n'est plus l'alliance surnaturelle et éternelle avec Dieu qui se trouve au fondement de tout, mais la logique contractuelle, volontaire et provisoire, ainsi que sa délibération entre des individus égaux, croyants ou non. La catholicité laisse place au régime de la laïcité (Emile Poulat). Ce "passage de régime" a au moins deux conséquences dans le cadre de la polémique sur le blasphème. La première est que le fondement moral du pacte social n'étant plus la croyance en Dieu, mais la liberté de conscience et son expression publique, celle-ci ne connaît que la limite de l'ordre public.

C'est le modèle laïc français de la loi du 9 décembre 1905 : la laïcité de proposition garantit à chacun le droit d'exprimer sa croyance, d'exercer son culte, de manifester sa religion ou sa non-religion dans le cadre de l'ordre public fixé par la loi. Dans ce cadre législatif, la confrontation des libertés de conscience fait que croyants, athées et agnostiques sont libres de s'exprimer artistiquement sans craindre une condamnation.

Le blasphème invoqué en place publique est hors-la-loi en France, ne faisant plus l'objet de sanction ; ceux qui lui donnent encore un sens peuvent l'employer au nom de leur croyance en Dieu. Plus des croyants usent de la catégorie "blasphème", plus ils illustrent la pluralité et la divergence des options philosophiques, ce qui est signe de la bonne santé de notre espace public démocratique. Ce n'est pas le retour de l'ordre moral, mais le prix à payer de la laïcité et qui fait toute sa valeur : être le dispositif garantissant le "polythéisme des valeurs" et son expression, selon Max Weber.

La seconde conséquence est que le blasphème est l'affaire des croyants, entre eux : c'est une question privée et d'ordre identitaire. L'histoire des religions nous montre aussi que le blasphème est un marqueur identitaire qui introduit une rupture dans la sacralité et le rapport du croyant à son Dieu. Combien de prophètes ont-ils été accusés d'avoir blasphémé ? Ainsi Jésus, traité de blasphémateur, n'est-il pas condamné parce qu'il se revendique de nature divine en se déclarant Messie, siégeant à la droite du Tout-Puissant, venant avec "les nuées du ciel" (Marc 14, 62-65) ? A bon entendeur, salut !


Il est aussi l'auteur de Satanisme. Quel danger pour la société ?

(Flammarion, 2007).

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