Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

OpenLux : « Si le Luxembourg n’est officiellement pas un paradis fiscal, c’est au moins un havre fiscal »

Qu’avons-nous appris grâce à l’enquête lancée par « Le Monde » sur la face cachée du Luxembourg et comment avons-nous travaillé ? Leurs auteurs ont répondu à vos questions lors d’un tchat, jeudi.

Le Monde

Publié le 11 février 2021 à 20h01, modifié le 11 février 2021 à 21h00

Temps de Lecture 11 min.

« OpenLux » est une enquête lancée par Le Monde sur la face cachée du Luxembourg, un paradis fiscal situé au cœur de l’Union européenne (UE). Malgré les engagements pris par le Grand-Duché en matière de transparence et de fair-play fiscal, nos articles révèlent que près de la moitié des entreprises commerciales enregistrées dans le pays sont de pures holdings financières, des sociétés offshore totalisant pas moins de 6 500 milliards d’euros d’actifs.

Qu’avons-nous appris grâce à cette enquête qui a duré un an ? Comment avons-nous travaillé pour « faire parler » les registres luxembourgeois ? Les auteurs de l’enquête, Jérémie Baruch, Mathilde Damgé, Maxime Ferrer, Anne Michel et Maxime Vaudano, ont répondu aux questions des internautes lors d’un tchat, jeudi 11 février.

Roberto : Quels éléments vous ont amenés à débuter vos investigations ?

Jérémie Baruch : En 2019, le Luxembourg a annoncé avoir mis en place la cinquième directive antiblanchiment de l’Union européenne en publiant notamment le registre des bénéficiaires économiques : cela nous a permis de relier les sociétés (et leurs comptes annuels) à des personnes physiques. C’est l’existence concomitante de ces deux registres qui nous a permis de lancer notre enquête.

Vfoutre : Puisque les précédentes enquêtes du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) n’ont eu aucun effet, que pouvez-vous attendre d’une telle révélation ?

Jérémie Baruch : Contrairement à ce que vous pouvez penser, les précédentes enquêtes de l’ICIJ (mais aussi de nos confrères de l’European Investigative Collaborations, ou d’autres collectifs, comme celui de Correctiv) ont eu un impact concret et légal, tant en France qu’à l’étranger.

Dès 2017, un an après les « Panama Papers », nous avons publié cet article, qui relevait quelques conséquences de leur publication. Puis nous avons écrit un récapitulatif plus global en mai 2018, qui explique ce qu’ont changé les précédents scandales sur le monde de l’offshore et de la finance, des « Offshore Leaks » aux « Paradise Papers ».

En réalité, après chaque grande enquête collective de ce type, des changements légaux ou réglementaires sont mis en place, des règles d’application au combat contre l’érosion fiscale (dites BEPS) à l’arrêt au Luxembourg des rescrits fiscaux luxembourgeois, par exemple.

Erzed : Avez-vous fourni le résultat de votre enquête et le listing des « malins » à Bercy, de manière officielle ?

Maxime Vaudano : Non, notre rôle, en tant que journalistes, n’est pas d’aider le fisc ou la justice, mais d’éclairer des phénomènes plus globaux.

Si l’administration fiscale souhaite accéder à des informations sur les Français présents au Luxembourg, elle a déjà plusieurs possibilités :

  • puiser dans les données de l’échange automatique des données bancaires : depuis 2017, le Luxembourg transmet automatiquement à la France des informations élémentaires sur les comptes en banque ouverts chez lui par des citoyens français ;
  • demander des informations au cas par cas sur une société au Luxembourg. Selon nos informations, la France a adressé 349 demandes en ce sens au Luxembourg en 2020.

Enfin, il est prévu que l’administration française puisse accéder directement au registre des bénéficiaires effectifs des autres pays européens (dont le Luxembourg) dans le cadre d’un projet d’interconnexion des registres, appelé Brics. Cela devait être mis en place en mars 2021 mais a été repoussé à 2023.

Erzed : Et pourquoi ne pas publiez la liste ? Le « name and shame » serait redoutablement pédagogique.

Maxime Ferrer : On nous a posé cette question à maintes reprises ces derniers jours.

Le Monde
-50% sur toutes nos offres
Accédez à tous nos contenus en illimité à partir de 11,99 € 5,99 €/mois pendant 1 an.
S’abonner

Il y a des obstacles légaux à la publication de nos données, au premier ordre duquel le règlement général sur la protection des données (RGPD), qui protège les informations personnelles. En publiant nos données, nous serions exposés légalement.

Il y a aussi la question de la validité des données qui seraient publiées : nous avons arrêté notre « collecte » début janvier et déjà certaines informations sont devenues caduques.

Enfin, publier les données en l’état n’aurait pas été un cadeau pour la plupart des lecteurs : imaginez la mise à disposition de 3,3 millions de documents…

Toutefois, nous réfléchissons à des solutions pour essayer de rendre ces données accessibles au public.

Raphael : Saviez-vous qu’il est interdit de compiler les data d’un registre public pour en faire une base de données comme vous l’avez fait ? Il s’agit du règlement RGPD applicable dans l’UE.

Jérémie Baruch : Vous avez raison. Il est effectivement interdit de compiler les données d’une base de données, même publique, pour en faire une réutilisation commerciale. En revanche, il y a une clause spécifique pour les journalistes, qui leur permet de collecter, compiler et divulguer des informations, qu’elles proviennent de sources ouvertes ou non, si « le traitement est nécessaire aux fins des intérêts légitimes poursuivis » (article 6 (1) f du règlement européen 2016/679).

Eric : La base de données concernée est en libre accès : est-ce réellement un travail d’investigation, un simple stagiaire ou un curieux ne pourrait-il le faire ? Et sur quoi vous appuyez-vous pour affirmer que le Luxembourg est un paradis fiscal ?

Maxime Ferrer : Vous avez à la fois raison et tort.

Ce qui est en libre accès, c’est la consultation des données mais pas la base en elle-même. Il y a donc un travail de collecte assez conséquent pour aller récupérer ces données. Ensuite, il faut comprendre ce que représentent ces données, être en mesure de les faire parler, y trouver les informations pertinentes.

Pour votre seconde question, il n’y a plus de liste noire internationale des paradis fiscaux. Officiellement, le Luxembourg n’en est pas un et depuis quelques années, il coopère au niveau européen. Mais selon nous, il n’en reste pas moins un paradis fiscal. Il offre en effet différents dispositifs pour optimiser l’impôt : si le taux légal d’imposition des sociétés y est officiellement de 25 %, en réalité, le taux effectif, du fait des possibilités d’optimisation, n’est que de 1 % ou 2 %. Si ce n’est pas un paradis, c’est au moins un havre fiscal…

Totokiki : Peut-on chiffrer approximativement le manque à gagner fiscal pour l’Etat français ?

Mathilde Damgé : Difficile de répondre car les sociétés luxembourgeoises détenues par des Français correspondent à la fois à des personnes morales (entreprises) et à des personnes physiques (particuliers). Calculer le manque à gagner pour l’Etat correspondrait à compiler des estimations d’évitement fiscal dans différents types d’impôts…

En ne considérant que les multinationales, l’économiste Gabriel Zucman a cependant calculé que sur l’ensemble des paradis fiscaux, le manque à gagner pour l’Etat français est d’au moins 20 milliards d’euros par an.

Arno : Quelle chance a-t-on de voir les bénéficiaires de ces sociétés inquiétées par le fisc ?

Jérémie Baruch : L’administration française et le parquet national financier n’ont pas les mêmes droits que la presse pour mener leurs enquêtes fiscales. Elle doit avoir une suspicion de fraude pour pouvoir lancer un recours contre une personne et peut donc s’appuyer sur les révélations de la presse. Il est possible que certaines des personnes citées dans l’enquête « OpenLux » soient contrôlées par le Trésor public dans les mois qui viennent, mais c’est loin d’être une certitude.

François : L’Union européenne se saisira-t-elle du sujet ?

Maxime Vaudano : Notre enquête met en évidence deux problèmes.

Le premier, ce sont effectivement certains manquements manifestes aux règles européennes de la part du Luxembourg, qui peine à contrôler les informations sur les bénéficiaires effectifs. Il n’est pas à exclure qu’une procédure européenne puisse être engagée (sachant que deux procédures sont déjà en cours contre le Luxembourg).

Mais le principal problème, ce sont les failles juridiques qui permettent à de nombreux propriétaires de sociétés de rester cachés en toute légalité, en contournant les règles européennes. L’Europe pourrait donc être amenée à changer ses règles pour améliorer l’efficacité de cette transparence financière.

FredHuster : 6 500 milliards d’euros d’actifs, ça représente combien par rapport à la dette de la France ?

Maxime Vaudano : A peu près trois fois, mais attention, quelques précisions s’imposent :

  • Ces 6 500 milliards d’euros n’appartiennent pas seulement à des Français (qui détiennent « à peine » 100 milliards, selon nos calculs).
  • Pour l’essentiel, il ne s’agit pas d’argent « caché » que l’on pourrait rapatrier pour résorber la dette. Certains de ces actifs bénéficient d’une fiscalité allégée, mais ils ne seraient pas pour autant taxés à 100 % s’ils étaient en France !

Alain : En 1962, le général De Gaulle avait coupé l’herbe sous le pied de Monaco qui s’apprêtait à devenir un paradis fiscal pour les Français. Emmanuel Macron ne pourrait-il pas menacer le Luxembourg de la même manière ?

Maxime Vaudano : C’est exactement ce que veut faire le personnage du président de la République dans la très savoureuse série télévisée de Nicolas Castro, Alphonse président (que je vous recommande), en tentant envahir le Luxembourg avec un char d’assaut pour éponger la dette française.

Plus sérieusement, oui, la France a le poids politique pour faire pression sur le Luxembourg, mais l’équation se joue à l’échelle européenne, et le Luxembourg est loin d’être le seul paradis fiscal à renâcler (Pays-Bas, Irlande, etc.).

Macaron : Des Luxembourgeois à qui j’ai parlé trouvent qu’OpenLux est exagéré : le Luxembourg aurait fait énormément de progrès et serait un des pays les plus transparents en fair-play fiscal. La Belgique, les Pays-Bas et notamment les îles britanniques de Guernesey et de Man seraient des voyous fiscaux bien pires.

Jérémie Baruch : Il est vrai que le Luxembourg a fait d’énormes progrès en termes de transparence et a arrêté ses pratiques fiscales les plus agressives. Mais comment contrôler des flux financiers aussi importants alors que les services fiscaux du Luxembourg sont clairement sous-dimensionnés ? Comment s’assurer de la fiabilité d’un registre des bénéficiaires quand autant d’erreurs sont relevées et que, de l’aveu même du Luxembourg, c’est aux déclarants de s’assurer de la justesse de ce qui est écrit ?

Mais il est vrai que d’autres pays, au cœur même de l’Europe, permettent aussi des possibilités d’optimisation assez importantes, comme vous l’écrivez justement.

BercyBigBrother : N’y a-t-il pas un algorithme pour détecter les activités frauduleuses ? Ou bien, finalement, ce qu’il se passe au Luxembourg est connu par le fisc et jugé, sinon immoral, tout à fait légal ?

Maxime Vaudano : Le fisc dispose aujourd’hui de moyens importants pour détecter les éventuelles fraudes, en croisant diverses bases de données.

La difficulté est que la situation est plus compliquée qu’à l’époque des comptes cachés en Suisse, qui étaient clairement illégaux. Pour pouvoir faire un redressement fiscal sur un montage luxembourgeois, il ne suffit pas de le découvrir : le fisc doit aussi prouver qu’il vise principalement à profiter d’un avantage fiscal.

Le fisc français ne se désintéresse pas du Luxembourg : au cours de nos recherches, nous avons croisé plusieurs cas de montages luxembourgeois ayant subi un redressement fiscal en France, comme par exemple le chef étoilé Yannick Alléno ou le groupe de salons de coiffure de Franck Provost.

Ella : Bonjour, en quoi abriter ce type d’actifs spécifiquement est-il intéressant pour le Luxembourg ?

Maxime Vaudano : Pour le Luxembourg, il y a deux principaux intérêts :

  • Autour de ces sociétés luxembourgeoises, il y a tout un écosystème de conseillers financiers, d’avocats, de comptables et de banquiers luxembourgeois qui proposent des services de création et de gestion des entreprises. Cette activité génère à elle seule près d’un milliard d’euros de revenus pour le Luxembourg.
  • Comme le dit l’économiste Gabriel Zucman, « jouer la concurrence fiscale peut rapporter gros à de petits pays, dès lors qu’ils attirent un grand nombre d’entreprises ou des milliards de bénéfices comptables. Appliqué à une énorme assiette fiscale, même un taux faible génère beaucoup d’impôts à l’échelle de leur économie ».

Alex : Des politiques français bénéficient-ils de sociétés au Luxembourg ?

Maxime Ferrer : Nous avons évidemment regardé de ce côté-là lors de nos recherches. Nous avons passé à la moulinette l’intégralité du répertoire national des élus ainsi que la liste des membres du gouvernement. A l’exception de quatre ou cinq adjoints municipaux de petites communes, nous n’avons trouvé aucun bénéficiaire effectif qui méritait de plus amples investigations.

Seuls quelques noms d’hommes politiques déclarés comme administrateurs (et non des bénéficiaires) sont sortis du chapeau mais leurs liens avec le Luxembourg étaient déjà connus, comme Bernard Brochand ou François Barouin.

Baba : L’Etat français peut-il obliger ses ressortissants à s’acquitter des impôts en France, même si les revenus et patrimoines sont logés dans des sociétés écrans situées au Luxembourg ou ailleurs ?

Mathilde Damgé : La France est liée par des conventions fiscales aux autres Etats, négociées au cas par cas, déterminant où les citoyens paient leurs impôts, afin d’éviter la double imposition, mais aussi la double non-imposition. Bruxelles travaille de son côté sur une assiette commune : l’idée est de taxer les multinationales sur la base du bénéfice total qu’elles réalisent dans l’UE, plutôt que pays par pays. Elaborée en 2011, cette « assiette européenne » tarde à voir le jour : elle se heurte à l’opposition d’Etats membres où l’impôt sur les sociétés est le plus faible, comme la Hongrie, la Bulgarie, l’Irlande, les Pays-Bas et Malte.

Sol : Le gouvernement a-t-il réagi ou commenté l’« OpenLux » ?

Mathilde Damgé : « La France a fait de la transparence des bénéficiaires actifs l’une de ses priorités », a affirmé, mardi 9 février, le ministre délégué chargé des comptes publics à l’Assemblée nationale, en réponse au groupe communiste qui l’interrogeait sur les enseignements d’OpenLux. C’est grâce à l’initiative française, a vanté Olivier Dussopt, « qu’un registre centralisé et public a été constitué en 2016 au niveau européen, ce qui nous permet de nous appuyer sur un outil répertoriant plus de 3,5 millions d’entreprises, de personnes morales, de trusts ou de fiducies qui ont recours à ces montages internationaux ».

Mais, contrairement à ce qu’affirme le ministre, non seulement la France n’a pas accès aux données des registres de bénéficiaires effectifs des autres pays, mais elle est encore loin de faire sa part pour que de telles données soient disponibles pour le grand public.

Le Monde

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Contribuer

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.