Lectures pour temps troublés.
par Hippolyte Girardot
« La Grande Arche », de Laurence Cossé, Gallimard, 2016.
Cela commence par une scène qu’on ne fait que se remémorer pendant tout le livre. « Il y a très longtemps », comme l’écrit Laurence Cossé avec cet humour pince-sans-rire qui fait les délices de la lecture de son livre, c’est-à-dire en mai 1983, on s’apprête à ouvrir l’enveloppe contenant le nom de l’architecte que François Mitterrand a choisi pour construire un bâtiment sur l’esplanade de la Défense. Ce projet est un serpent de mer, un monstre du Loch Nanterre dont le premier signe tangible date de 1971. Cette fois, après un concours ouvert comme c’était encore le cas à l’époque (c’est-à-dire que n’importe quel architecte pouvait déposer son projet anonymement), le nouvel occupant de l’Elysée avait tranché et sa parole allait être respectée.
On ouvre l’enveloppe qui donne le nom de l’élu et… personne ne le connaît : Johan Otto von Spreckelsen, danois. Les sommités invitées à vivre et témoigner de ce moment historique se regardent, la stupeur et l’ignorance sur leurs visages. Puis, on imagine, regardent leurs chaussures car le portable, portant le savoir du monde, et a priori le CV de ce Spreckelsen, n’existait pas encore. La scène est cocasse et Laurence Cossé nous la fait savourer, mais ce qu’elle nous laisse entendre, c’est qu’elle est aussi tragique.
Un projet pareil, dans le Paris nouvellement socialiste et pourtant déjà monarchiste, c’est un immense aspirateur à ambitions et trahisons. Les agences d’architectes, les palais, les salles de rédaction, les dîners en ville bruissent de rumeurs, de certitudes, de « je-le-tiens-d’une-source-sûre » sur l’identité de l’élu. On dit et on répète que c’est l’Américain qui emportera la mise, il a beau être anonyme, on reconnaît sa patte et – à voix chuchotée soudain – on dit que le président s’est attardé longtemps devant la maquette.
La compassion et l’empathie
Le lendemain, les mêmes diront que c’est le Coréen qui a la faveur de l’Eminence. Paris sera toujours Paris, c’est-à-dire Versailles. Et quand, par la grâce de l’anonymat et celle de l’artiste, ce cube de 100 mètres de haut est choisi et désigné, imaginé par un Danois que personne ne connaît, on pressent que cela va très mal se passer. Et le portrait que nous en fait Laurence Cossé plus tard dans le livre ne fait que confirmer nos craintes. Grâce à la compassion et à l’empathie que l’écrivaine a pour son héros, grâce à son talent immense mais discret, nous vivons avec douleur l’immolation de von Spreckelsen.
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