« L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention », d’Alexandre Gefen, Corti, « Les essais », 400 p., 26 €.
À LIVRES QUE VEUX-TU
Qu’est-ce que la littérature ? La question est ancienne, Sartre la posait frontalement en 1948, et ce serpent de mer n’a pas fini d’agiter le monde des lettres, ce qu’on peut comprendre : quand on en fait partie, qu’on soit auteur ou lecteur, enseignant ou libraire, il est bon de savoir de quoi on parle. Or, le mot n’a pas un sens univoque partagé par tous, tant s’en faut. Depuis deux siècles, et surtout deux décennies, sa définition a fait couler… beaucoup d’encre. Des essayistes ont maintes fois trompeté sa mort, porté son deuil et orchestré leurs adieux, tandis que d’autres, ou les mêmes, séparaient le bon grain de l’ivraie, prétendant savoir, selon des critères toujours subjectifs et parfois contraires, ce qui « en était » et ce qui « n’en était pas ».
Le propos d’Alexandre Gefen est tout autre. Dans son nouveau livre, L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, il se veut plus descriptif que prescriptif, quoique parfois discrètement polémique – ainsi, en amorçant sa réflexion par le rappel du prix Nobel de littérature attribué à Bob Dylan en 2016, « psychodrame culturel planétaire », il ne se dispense pas d’une pointe de provocation. Cependant, bien qu’il soit aussi critique littéraire, c’est plutôt le spécialiste des littératures contemporaines, directeur de recherche au CNRS, qui s’exprime ici dans la ligne d’un de ses précédents ouvrages, le très remarqué Réparer le monde (Corti, 2017), consacré à la « littérature du réconfort ». Il poursuit son panorama d’un territoire littéraire contemporain en pleine mutation, qu’il adosse à une généalogie rétrospective, ce qui lui permet de repérer les tournants, voire de mesurer les abîmes.
Le constat initial de Gefen est simple. Comme l’indique son sous-titre, nous sommes passés, explique-t-il, d’une vision idéalisée de la littérature à une conception beaucoup plus pragmatique. Là où, encore récemment mais surtout au XIXe siècle, la quête désintéressée du Beau par le langage, autonome, autosuffisante et intransitive, plaçait quasi religieusement l’expérience esthétique au-dessus de toute autre, émergent aujourd’hui des formes « impures », hybrides, transitives, qui, ayant pour vocation d’agir sur le monde, désacralisent complètement le geste littéraire. La littérature n’est alors plus une fin portée par des stylistes de génie brûlant du feu sacré mais un simple moyen, un mode de relation, de communication et d’intervention, une littérature « adressée » – aux autres, à la société – en une langue moins soucieuse d’être belle que d’être utile.
Il vous reste 51.35% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.