« Le Tilleul » (El tilo) et « Esquisses musicales » (Pinceladas musicales), de César Aira, traduit de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot, Christian Bourgois, 120 p., 15 €, numérique 11 €, chacun.
S’aventurer dans l’œuvre de César Aira, c’est comme prendre le métro à Paris et se retrouver, au bout du trajet, sur la planète Mars. Chacun des livres du romancier argentin s’apparente en effet à un train fou qui embarquerait le lecteur vers un point impossible à anticiper. Doté d’une imagination et d’un humour sans bornes, Aira, admirateur de Jorge Luis Borges (1899-1986), est presque aussi productif que son maître : il a publié en Argentine une centaine de livres (dont il est bien conscient que tous ne se valent pas ; il en renie d’ailleurs régulièrement).
Pour tenter de s’adapter à ce rythme éditorial effréné, les éditions Christian Bourgois, qui comptent déjà une dizaine de titres d’Aira à leur catalogue, ont décidé de faire paraître chaque année deux à trois romans de l’auteur, aujourd’hui l’un des plus illustres d’Amérique latine. Le Tilleul et Esquisses musicales, datant respectivement de 2005 et 2019, ouvrent le bal. Pour qui découvrirait l’œuvre d’Aira, ces deux courts romans offrent une introduction sans doute moins déroutante que ne le seraient d’autres ouvrages, car ils dévoilent un côté intime de l’écrivain. Tous deux se déroulent à Coronel Pringles, la ville où il est né en 1949, et qui, malgré son nom parfaitement romanesque, figure réellement sur la carte de l’Argentine, dans la province de Buenos Aires.
Sens du baroque
Au fil de ces pseudo-autobiographies, Aira raconte une partie de son enfance et de son adolescence, dans ce bourg « où il ne se passait jamais rien » ; une ville construite de toutes pièces en 1882, semblable à toutes les autres, où l’érection d’une simple statue – la première en cent ans – « soufflait [aux habitants] que la nouveauté d’un jour se payait avec toute une vie de désœuvrement ». Fils unique, élevé par un père électricien, farouchement péroniste, et une mère adepte des fictions radiophoniques, le jeune Aira – ou du moins son double littéraire – grandit dans l’unique pièce qu’ils occupent au sein d’une immense auberge en ruine. A l’extérieur, il observe l’omniprésence de la rumeur, et sa formidable capacité à transfigurer la réalité pour alimenter l’imaginaire collectif.
Fidèle à son sens du baroque, Aira plonge du côté du conte de fées, mâtiné de fantastique, quand il convoque les spécimens étranges qui peuplent Coronel Pringles : le tilleul monstre dont les fleurs étaient les seules à pouvoir calmer les insomnies de son père, ou bien un nain – un assassin en fuite, qui pourrait avoir rapetissé après avoir tué en duel son meilleur ami, pour se faire oublier du reste de la population… S’il emprunte ici à l’univers de Lewis Carroll transposé dans l’Argentine des années 1950 et 1960, Aira décrit surtout, comme nulle part ailleurs dans son œuvre, la naissance de sa vocation littéraire, d’une façon drôle et touchante. Dans LeTilleul, il relate ainsi comment, jeune employé au bureau d’un expert-comptable, où il se prit de passion pour une machine à écrire, il s’est nourri des monologues de son patron et de ses clients. « Je pouvais percevoir la croissance, lente et magnifique, des constructions imaginaires dans lesquelles le langage, à force de tourner à vide, s’ouvrait à quelque chose allant bien au-delà des mots », confie-t-il.
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