Cela fait trente ans qu’on attend le grand œuvre de Gilles Peress sur le conflit nord-irlandais entre catholiques et protestants, républicains et loyalistes (1969-1998), avec la Grande-Bretagne pour arbitre partial. Le voici enfin publié, et disons que le photographe, l’un des plus novateurs au monde, ne fait pas les choses à moitié. Trois livres, 2 000 pages, 14 kg. Deux albums de photos, en noir et blanc et quasiment sans mots (Whatever You Say, Say Nothing), le troisième compilant des matériaux divers, images et textes, pour contextualiser son projet (Annals of the North).
L’ensemble vise non à raconter une histoire mais à faire ressentir un théâtre identitaire, religieux et social, une tragédie dont on ne retient parfois que le 30 janvier 1972, à Derry, date du Bloody Sunday. Quatorze morts, autant de blessés lors d’une marche catholique pour les droits civiques. Peress en est. Il a 26 ans.
Il reviendra à de multiples reprises, durant les années 1980, dans « une province qu’on traverse en à peine 1 h 30 en voiture ». Nous l’avons joint à New York, où il réside, pour évoquer sa relation au conflit dans « le Nord de l’Irlande », comme il dit, et non en Irlande du Nord. N’y voyez pas une posture de militant. Peress se fond parmi le 1,5 million d’habitants, divisés en deux communautés à peu près égales, et il ne voit que ce qui les réunit : « Ils se ressemblent mais se conçoivent comme différents, prisonniers d’un système politique. »
Aux coins des rues, à Belfast
Pour en prendre la mesure, il veut adopter le regard du visiteur débarrassé de préjugés. Il marche, s’arrête, discute, se fait des amis, va au pub. « Je ne suis pas journaliste, pas reporter, pas photojournaliste, pas artiste. Je refuse ces labels qui induisent un langage souverain. »
Il se poste souvent aux coins des rues, à Belfast, là où les visages se croisent, devant de petits immeubles banalisés par la brique, habités par deux camps qui s’affrontent d’un pâté de maisons à l’autre. Il est difficile de savoir, en tournant les pages sans légende, ce qui se passe. Sauf que la tension est extrême dans le paysage urbain disloqué – en témoigne cet homme inerte, baignant dans son sang. Le lecteur perçoit la religion partout. Des riches et des pauvres, des uniformes et des chapeaux melon. Mais il ne sait qui mène la charge, qui en est victime. « Aucune importance, répond Gilles Peress. Moi aussi, au début, je ne sais pas. Je vais à leur rencontre avec une extrême précaution, en opérant une danse de peu de mots. »
Il vous reste 72.46% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.