Où, sinon mieux qu’à Sainte-Sévère-sur-Indre (Indre), capter l’âme et la noblesse du métier de facteur ? C’est dans cette petite cité berrichonne que Jacques Tati a tourné Jour de fête en 1947, chef-d’œuvre poético-burlesque dans lequel il incarne un inoubliable postier à vélo. Trois quarts de siècle plus tard, on continue évidemment de distribuer lettres et colis dans le village (770 habitants), mais plus à bicyclette. En mai, les trois facteurs de la commune ont troqué leur traditionnel deux-roues contre des Renault Kangoo électriques, plus adaptées au portage de repas ou de médicaments, comme le veut le nouveau dogme postal du service à domicile.
Une corde supplémentaire s’est ajoutée, cet automne, à l’arc des préposés au courrier, sur la base du volontariat : prendre en photo leurs clients dans le cadre d’un vaste projet lancé par Yann Arthus-Bertrand, « Visages de France par les facteurs », dont la finalité consistera à exposer les meilleurs clichés à la poste centrale du Louvre (Paris 2e) en 2022. Affectée au secteur de Sainte-Sévère, Emilie Pruvot, 39 ans, a tout de suite adhéré à cette « belle idée ». Une application téléchargée sur son smartphone lui permet d’immortaliser celles et ceux qui l’acceptent, puis d’envoyer ses photos à un serveur centralisé. A une semaine de la clôture de l’opération, 23 000 portraits ont ainsi été réalisés par 8 600 facteurs et factrices (sur un total de 65 000).
S’attarder un peu
Emilie Pruvot ne pouvait pas ne pas s’essayer à l’exercice. Avant d’intégrer la « maison jaune » en 2019, cette mère de trois enfants a multiplié les jobs en lien avec du public : elle a relevé des compteurs électriques pour Enedis, vendu des baguettes dans une boulangerie, désherbé des rangs de légumes dans une ferme bio, câliné des bébés au sein d’une halte-garderie itinérante… « J’aime les métiers relationnels », confie-t-elle. Facteur en est un, comme elle peut le constater tous les jours. « On aimerait rester plus longtemps chez les gens, mais ce n’est pas toujours possible, regrette-t-elle. Un simple bonjour suffit néanmoins à faire du bien. » Sur sa tournée, Emilie s’arrête immanquablement chez M. Duplaix qui, bien que devenu malvoyant, a conservé son abonnement au journal local, La Nouvelle République, synonyme d’une visite quotidienne.
S’improviser photographe offre justement l’occasion de s’attarder un peu. A son régiment de postiers-reporters, Yann Arthus-Bertrand a envoyé un vade-mecum aux précieux conseils : « Se positionner à environ 1,50 mètre du sujet ; ne pas zoomer ; bloquer sa respiration et serrer les coudes près de son buste. » Emilie Pruvot, qui utilisait jusque-là la fonction photographique de son smartphone professionnel uniquement pour garder le souvenir d’oisillons nichant dans une boîte aux lettres ou de vaches divagant sur la chaussée, n’ira sans doute pas jusqu’à se prendre en selfie, comme l’y encourage également le projet. Pas son truc. Ce qu’elle aime, en revanche, c’est le petit questionnaire, façon Proust, lu à ses hôtes après chaque séance.
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