Les fans de Dune existent-ils ? Ont-ils disparu, comme l’eau a disparu d’Arrakis, la planète désertique imaginée par l’écrivain américain Frank Herbert ? Ou vivent-ils repliés dans de métaphoriques sietchs, ces abris souterrains dans lesquels le peuple des Fremen attend son heure avant de déferler sur le monde ?
Dune, c’est un colossal succès littéraire né en 1965, confirmé par ses cinq suites « officielles » jusqu’en 1985 et entretenu depuis la fin des années 1990 par Brian Herbert, le prolixe fils de l’auteur. Des dizaines de millions d’exemplaires vendus, plusieurs tentatives d’adaptations plus ou moins heureuses et, depuis le 15 septembre, un nouveau blockbuster hollywoodien, réalisé par le Canadien Denis Villeneuve.
Pour autant, n’en déplaise aux passionnés du « duniverse », il faut reconnaître que si Dune a eu dans les librairies un impact comparable à celui du Seigneur des anneaux ou de Harry Potter, son influence sur la culture populaire reste discrète.
Et on ne parle pas simplement ici des experts de la geste dunienne : on imagine mal croiser un amateur du dimanche vêtu d’un tee-shirt à l’effigie de Paul Atréides, le héros de la saga, ou avec une peluche de ver de sable sous le bras. « C’est le grand paradoxe de Dune : le fait d’avoir une communauté immense mais invisible », nous explique Usul, vidéaste et chroniqueur pour Mediapart, dont les spectateurs, bien que fidèles, doivent être peu nombreux à réaliser que son pseudonyme est tiré de l’œuvre d’Herbert.
Un imaginaire sans images
Anudar (c’est, là aussi, un pseudonyme) est l’un des animateurs de « De Dune à Rakis », un forum en ligne où, depuis vingt ans, d’irréductibles fans francophones dissèquent l’œuvre de Frank Herbert. Le quadragénaire rappelle que Dune a eu, dès la seconde moitié des années 1960, de nombreux adeptes. « C’est une œuvre qui a été très appréciée dans les cercles de la contre-culture américaine », nous explique-t-il, non sans avoir souligné l’ironie de cette proximité intellectuelle entre une Amérique progressiste et un Frank Herbert peu suspect d’amitiés démocrates. Ce que confirme Renaud Guillemin, membre de la communauté des « Duniens » de France et chercheur au CNRS, qui voit en Dune « l’un des livres les plus étudiés, disséqués et commentés de son époque ».
Mais, à tort ou à raison, Dune est vue comme une œuvre sérieuse et sa désertique planète Arrakis comme le théâtre d’une histoire, c’est le cas de le dire, assez aride. C’est l’anti-Star Wars : science-fiction sans science, il décrit une société à la fois futuriste et féodale. Un space opera sans espace, les pieds dans le sable et la tête dans les intrigues politiques, dont les héros sont des monstres, sans rédemption possible.
Et c’est ce côté intellectuel qui fait qu’aujourd’hui encore, pour Anudar, « les fans se retrouvent d’une façon différente, autour du débat d’idées » et donc de façon plus discrète, là où ceux d’Harry Potter, par exemple, pourront préférer le déguisement ou l’organisation de tournoi de quidditch. « Le roman nous livre le parcours d’un héros appelé à devenir un messie, et nous montre que c’est en fait le pire qui puisse arriver, synthétise Renaud Guillemin. Frank Herbert l’écrit dans une scène centrale du roman : “Le pire qui puisse vous arriver serait la venue d’un héros.” C’est un livre éminemment politique qui dénonce le fanatisme. » Un message bien peu compatible avec la notion même… de fans.
L’émancipation de Dune des seules librairies pourrait aussi avoir été contrariée par le manque d’imagerie léguée par l’auteur. C’est du moins la thèse d’Anudar. « Il y a un déficit d’adaptation claire. Dans le cas du Seigneur des anneaux, l’auteur lui-même a proposé des illustrations. Herbert, lui, n’était pas illustrateur : il y en a eu quelques-unes dans Analog [le magazine dans lequel Dune a initialement été édité sous forme de feuilleton], mais pas assez pour implémenter une imagerie dans la tête des fans. »
Même son de cloche du côté de Renaud Guillemin. Pour lui, contrairement à Star Wars ou au Seigneur des anneaux, qui ont même été récupérés par la publicité, « Dune n’a pas d’identité visuelle aisément reconnaissable : personne ne sait à quoi ressemble un Atréides ou ce qui le distingue d’un Harkonnen [deux familles nobles]. Même le distille [la combinaison] d’un Fremen, personne ne sait à quoi cela ressemble. »
Les enfants de « Dune II »
Malgré les couvertures des livres, un projet de film mort-né imaginé par Alejandro Jodorowsky ou un jeu de plateau réputé mais depuis longtemps indisponible, les fans ont ainsi manqué de support visuel pour alimenter (et partager) leur passion pour Dune.
Il faudra attendre près de vingt ans et la sortie de l’adaptation cinématographique de l’Américain David Lynch pour que Dune se voit doté d’une identité visuelle forte. Malheureusement, c’est un rendez-vous manqué avec le grand public.
« Beaucoup de gens pensent que le film de Lynch n’est pas bon : moi je trouve qu’il a le mérite d’exister », prévient Anudar, pour qui les déclinaisons de Dune sont trop rares pour que l’on puisse se permettre de les rejeter en bloc. Il décrit cependant son ambiance graphique comme « minimaliste, glauque, pas très séduisante ».
Deux adaptations, vaguement inspirées du film bien que sorties huit ans plus tard, ont été jugées avec bien plus de clémence : celles en jeux vidéo, Dune et Dune II, sortis quasi simultanément en 1992. Deux visions de la même histoire racontées respectivement par le studio français Cryo et le studio américain Westwood, et deux œuvres ayant chacun marqué, à leur façon, l’histoire du jeu vidéo.
Les miniséries (trois épisodes chacune) adaptant les deux premiers tomes de Dune et diffusées en 2000 et 2003 sur la chaîne Sci Fi (aujourd’hui SyFy) ont aussi leurs adeptes : « Même si c’était assez fidèle au bouquin, c’était tellement cheap que c’était quasiment du théâtre filmé avec des éclairages colorés vraiment dégueulasses, tranche Usul. Et ça a été un énorme succès. En même temps, vous voulez faire quoi à part relire le livre, revoir le film des dizaines de fois et admirer les nouvelles illustrations d’artistes talentueux ? On n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent. »
Un appétit de Dune qui explique le succès depuis 1999 des nombreux romans cosignés par Brian Herbert, le fils de l’auteur, et Kevin J. Anderson. Des œuvres généralement considérées comme mineures et qui divisent les fans. En fait, il manque encore à Dune une grande adaptation fédératrice. « Le “fandom” [la communauté de fans], il existe à l’intersection entre les films, les jeux, etc. Et en réalité, dans le cas de Dune, l’intersection entre ces communautés est réduite, regrette Anudar. Il existe des communautés duniennes anciennes, mais dans des cercles qui ne se recoupent pas vraiment. »
Le messie tant attendu ?
C’est un indicateur comme un autre : en 2016, alors que rien n’indique que la traversée du désert que connaissent les fans de Dune puisse connaître une fin, la section consacrée à l’œuvre de Frank Herbert sur le forum Reddit (l’un des plus importants au monde) compte moins de 10 000 abonnés. Celle consacrée au Seigneur des anneaux : plus de 100 000. Mais en novembre de la même année, le film de Denis Villeneuve est soudainement annoncé et la section Dune connaît alors une folle progression et a rattrapé depuis la moitié de son retard sur Le Seigneur des anneaux.
« Il n’existe pas, à ma connaissance, de communauté de fans qui se soit développée uniquement autour d’un livre », rappelle Renaud Guillemin. Même Le Seigneur des anneaux, déjà récupéré par les rôlistes et les paroliers de hard rock, a atteint un niveau de renommé supérieur une fois adapté au cinéma par Peter Jackson en 2001. Alors, les fans se prennent à rêver que, contrairement à celle de Lynch, l’adaptation de Denis Villeneuve pourrait être celle qui mettra tout le monde d’accord.
Au point, peut-être, de séduire de nouveaux fans ? Lloyd Chery, journaliste et coordinateur du livre Tout sur Dune (Atalante & Leha, 2021), raconte cette scène à laquelle il a assisté à l’avant-première du film : à une journaliste qui leur tendait un micro, des adolescents confessaient ne rien connaître de Dune et être simplement là pour apercevoir deux des jeunes acteurs, Timothée Chalamet et Zendaya, véritables idoles chez les adolescents.
Les vieux briscards de Dune ne vont-ils pas se sentir dépossédés de « leur » œuvre si, demain, des collégiens se décident à arborer un tee-shirt Paul Atréides ou à accrocher des peluches de vers des sables au-dessus de leur lit ? « Absolument pas, se défend Anudar. L’objet d’une communauté comme la nôtre, c’est de recenser ce qui s’est passé avant nous et de le transmettre après nous. Quand on y pense, c’est même assez herbertien, la question de la transmission », en référence au récit de Dune, qui s’étale sur des millénaires et plusieurs générations. « Et peut-être qu’eux aussi, ils auront de nouvelles choses sur Dune à nous dire. »
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