Récit

Algérie : et le camp «Boutef» flippa

Le Hirak, un printemps algériendossier
Alors qu’une nouvelle journée de manifestations massives est attendue ce vendredi dans tout le pays, la défiance envers le président Abdelaziz Bouteflika s’étend parmi ses soutiens.
par Hacen Ouali, correspondance à Alger
publié le 7 mars 2019 à 19h56

Pour l'acte III, surnommé le «vendredi du départ» ou encore «journée de la chute finale» sur les réseaux sociaux, le mouvement populaire opposé au cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika entend frapper fort. Les grandes villes sont sur le qui-vive et c'est toute l'Algérie qui retient son souffle. C'est le premier vendredi après l'officialisation de la candidature de l'indéboulonnable président algérien, dimanche 3 mars. Il y a une semaine, près de 3 millions de personnes étaient descendues dans la rue à travers le pays (selon des estimations officieuses, faute de chiffres officiels). A pied d'œuvre avec son groupe d'amis, Lamia, 31 ans, informaticienne impliquée dans la contestation dans l'Algérois, espère «un tsunami humain. C'est le 8 mars, toutes les femmes doivent sortir manifester. Le pouvoir ne semble pas entendre le message des deux semaines de mobilisation. Aujourd'hui, on sera des millions dans toutes les rues d'Algérie et on va le crier dans toutes les langues pour qu'ils puissent comprendre notre rejet irrévocable de ce mandat de la honte», assure-t-elle. Ses amis, occupés à confectionner les banderoles, commentent dans la joie les ralliements récents au mouvement.

Zohra Drif-Bitat, icône de la guerre d'indépendance et ancienne amie de Bouteflika, vient d'annoncer le sien. «Je refuse d'assister inerte à la mise à mort que constitue le cinquième mandat», écrit-elle dans un laconique communiqué. Le célèbre avocat Mokrane Ait-Larbi, qui jusqu'à mercredi était directeur de campagne du candidat Ali Ghediri, général major à la retraite, rejoint aussi les rangs de la contestation. Outre ces défections emblématiques, le régime perd le soutien de piliers historiques. Mardi soir, la très loyale Organisation nationale des moudjahidin, des vétérans de la guerre d'indépendance, s'est déclarée solidaire des manifestants. L'érosion parmi les partisans du régime touche également les milieux d'affaires. Mercredi, cinq grands patrons algériens et des poids lourds du Forum des chefs d'entreprise ont annoncé publiquement leur soutien aux manifestations. Parmi eux, Omar Ramdane, président d'honneur et ex-combattant de la guerre de libération.

«Génération Février»

«C'est important que des figures connues et crédibles s'impliquent dans cette bataille que nous devons gagner. Même l'ancien ministre de l'Intérieur de Bouteflika, Dahou Ould Kablia, apporte son soutien à notre mouvement. Tout le monde lâche Boutef. C'est la fin», commente Yacine, le plus jeune du groupe. «C'est ma première expérience militante et j'ai comme l'impression de vivre ma citoyenneté pour la première fois», se réjouit-il. Il fait partie de ce qu'on appellera désormais la «génération février», celle qui entend barrer la route d'une cinquième présidence à Abdelaziz Bouteflika et mettre fin à son système. «Nous venons de retrouver notre puissance face à un pouvoir fragile parce que pourri, corrompu et hors sol. Nous avons déjà gagné la première manche, celle d'unir les Algériens, c'est inédit. Rassemblés et décidés, nous vaincrons», estime avec assurance Mahmoud, un vétéran de la révolte d'octobre 1988, qui avait mis fin au régime du parti unique.

Les mobilisations qui secouent l’Algérie interviennent dans une conjoncture qualifiée par nombre d’observateurs de «fin de règne». Bouteflika, au pouvoir depuis 1999, est lourdement handicapé par sa maladie. Agé de 82 ans, il a traversé son quatrième mandat en silence. Hasard du calendrier, il a été transféré dans un hôpital à Genève (officiellement pour un contrôle régulier) le 24 février, au lendemain des premières grandes manifestations contre ce qui n’était encore qu’un projet de candidature. La mobilisation, qui draine des centaines de milliers de personnes dans les principales villes du pays, ne cesse de monter en puissance depuis. La promesse d’écourter son mandat et de ne pas se représenter au scrutin anticipé n’a pas calmé les ardeurs.

C'est une course contre la montre qui est engagée dans le face-à-face entre un pouvoir acculé et une rue de plus en plus hostile, duel dont l'issue reste incertaine. Le clan de Bouteflika, qui joue sur l'usure du mouvement, espère tenir et parvenir jusqu'au 18 avril, jour du vote, sans grands dégâts. En face, les Algériens exigent le retrait de la candidature du président sortant. Les rares informations qui parviennent de Genève sèment le doute dans les rangs des partisans de Bouteflika, «souffrant de problèmes neurologiques et respiratoires. Il est sous menace vitale permanente», rapportait mercredi la Tribune de Genève, de source hospitalière. Le vieux président pourrait d'un moment à l'autre quitter un navire qui prend l'eau de toutes parts. Et ça muscle le camp adverse.

Carburant

«Ce mandat de trop n'aura pas lieu. Le quatrième était déjà une aberration, briguer un cinquième quinquennat alors qu'il est sur un lit d'hôpital est une suprême humiliation pour tout le pays, crépite Abdelkrim, étudiant à la tête d'un cortège de manifestants, mardi, dans les rues de la capitale. Vendredi nous serons des millions dans les rues. Nous devons vite régler cette affaire pour s'attaquer à la nouvelle tâche, celle de bâtir une Algérie nouvelle», promet-il avec une naïveté toute juvénile. Ce sentiment de détermination agit comme du carburant sur l'esprit d'un peuple qui a retrouvé la voix pour redevenir un acteur central dans le jeu politique en cours. «Les Algériens ont beaucoup changé. Ils s'inquiètent pour l'avenir de leur pays. C'est une nouvelle génération qui n'a connu ni le terrorisme ni la culture politique surannée, mais est ouverte sur le monde», soutient le sociologue Nacer Djabi.

«La caste au pouvoir qui a pris en otage le pays depuis l'indépendance appartient au passé, l'avenir est à nous», martèle Lyes avant de prendre la route de Béjaïa en Kabylie, où il compte marcher avec ses amis. Petite quarantaine, Lyes a vécu en France pendant douze ans. Rentré au bercail, il se dit fier de retrouver l'espoir en son pays dans ces moments insurrectionnels.

Dans ce nouvel état d'esprit national, est-il possible de maintenir l'agenda du 18 avril ? Une grande incertitude plane. A la santé délabrée du président candidat s'ajoute le rejet massif du processus électoral. «[Les décideurs] ne peuvent pas penser à le remplacer tant que Bouteflika est vivant, surtout qu'il a deux frères totalement impliqués dans la politique du pays. Son entourage et ceux qui profitent du système le voient comme un gourou», estime le politologue Mohamed Hennad. Derrière le mot d'ordre rassembleur du rejet du cinquième mandat, les manifestants appellent à la fin d'un régime honni. «C'est un système à façade démocratique avec un contenu autoritaire, prédateur et corrupteur, ajoute-t-il. Une boîte qui fonctionne en forme de cercles concentriques communicants, avec une variété d'acteurs, notamment la famille de Bouteflika entourée d'un certain nombre d'officiers supérieurs, de politiciens, d'hommes d'affaires arrivistes. La présidence de Bouteflika a permis davantage de corruption, notamment depuis la maladie du président en 2005.» En fin de parcours, le système algérien dans sa version bouteflikienne joue les prolongations. L'option de la continuité sert aussi à gagner du temps pour permettre aux barons du régime de s'aménager des portes de sortie. «Le Président détient des pouvoirs monarchiques similaires voire supérieurs aux dirigeants des régimes du Golfe. Une fois malade, il a petit à petit perdu le contrôle, ce qui a profité aux forces extraconstitutionnelles tapies dans l'ombre», décrit Nacer Djabi.

«Déliquescence»

Tentaculaire, diffus et mouvant, le système politique algérien est difficile à cerner, doté d'une capacité extraordinaire à se régénérer. Ce qui est déterminant en son sein n'est pas tant le personnel que l'on sacrifie au gré des conjonctures. Depuis l'indépendance, il a évolué à coups de soubresauts cycliques. Si sa forme a changé, son fond autoritaire et sa nature opaque sont restés constants. «Les décideurs en Algérie sévissent dans l'anonymat. Ils ne sont ni identifiés ni soumis au devoir de rendre des comptes. Le refus de l'institutionnalisation est un héritage du mouvement national», dissèque Djamel Zenati, l'une des figures de l'opposition de gauche. Les vicissitudes de l'histoire ont imposé un schéma politique où le commandement militaire s'est d'emblée posé en détenteur exclusif de la souveraineté nationale. «Cette configuration est désormais dépassée, d'autant plus que le long règne de Bouteflika a provoqué des mutations perverses dans le système comme dans la société et imprimé au mode de gouvernance une dérive oligarchique maffieuse jamais observée par le passé. Cela a accéléré la déliquescence du système», poursuit l'opposant, en insistant sur la nécessité d'une remise en cause totale du système en place, et la construction d'un Etat de droit.

Depuis le début de la contestation, les partis d’opposition, eux, sont dépassés. S’ils apportent un soutien clair à la mobilisation, ils n’arrivent pas à lui donner une direction, encore moins à influer sur sa trajectoire. Eparpillée et affaiblie en raison du verrouillage du champ politique mais surtout en crise de perspectives, l’opposition peine à se poser en alternative au pouvoir. Les états-majors des partis multiplient contacts et réunions pour tenter de définir une démarche commune. Pour l’heure, ils formulent séparément des propositions de sortie de crise, qui demeurent sans impact sur les événements. Sur les réseaux sociaux, les internautes les invitent à quitter les bancs de l’Assemblée nationale. Seul le Front des forces socialistes (FFS), parti historique de Hocine Ait Ahmed a jusque-là appelé au retrait de ses seize parlementaires.

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